Trois pas en rythme

129 9 0
                                    

On ne peut pas empêcher les enfants de grandir et un jour, Virginia eut quinze ans. Elle ressemblait maintenant en tous points à une jeune fille anglaise bien éduquée : digne, polie, discrète, effacée, respectueuse et connaissant parfaitement les usages mondains. Peter Pan, Rose Sauvage et le pays de Jamais-Jamais n'étaient plus que des souvenirs pour elle et si elle construisait toujours des maisons de fées, c'était davantage pour s'occuper les mains que dans l'espoir qu'elles soient habitées.

C'est ainsi que Jane la prépara à sa première soirée mondaine. Virginia dût essayer et porter une robe tellement étroite qu'elle était obligée de se tenir toute raide. Les pieds serrés dans des escarpins, les cheveux attachés par une dizaine d'épingles, elle se reconnaissait à peine dans le miroir. Elle n'avait pas vraiment envie d'y aller mais elle se força pour faire plaisir à sa mère.

Une fois sur place, Jane la présenta à des médecins, des notaires et des sénateurs. Virginia s'efforça de mémoriser les noms de tout le monde, sourit et énuméra des formules toutes faites. L'orchestre entama une valse et, à la grande surprise de Virginia, un vieux monsieur lui proposa une danse. Elle avait très envie de refuser mais elle accepta par politesse.

Trois pas en rythme, toujours les mêmes. Un, deux, trois. Un, deux, trois. Au pays de Jamais-Jamais, la danse était quelque chose de sauvage, joyeux et spontané. Ici, il fallait absolument respecter des règles strictes pour bien danser. Virginia n'était pas sûre d'aimer ça. En plus de cela, le juge qui la tenait par la taille avait plutôt mauvaise haleine et elle se retenait de détourner la tête.

La danse finie, elle en accepta une deuxième avec un autre monsieur, puis s'esquiva sur le balcon. De petites lumières brillaient au loin et elle ne put s'empêcher de penser aux fées et à Rose Sauvage. Rose était-elle courtisée ? Devait-elle se rendre à des soirées guindées pour se trouver un époux ? Elle l'enviait si ce n'était pas le cas.

Elle retourna se mêler aux festivités. Plus tard, sa mère la ramena à la maison. Elle semblait mécontente.

- Virginia, dit-elle, je suis déçue par ton comportement.

Déçue ?!! Virginia resta bouche bée. Elle s'était pourtant comporté comme une Anglaise de la bonne société !

- Mais mère... Qu'est-ce qui ne va pas ?

- Sais-tu qui t'a accordé sa première danse ?

- Le juge... Marblowe, je crois.

- Le juge Marlowe. Il a une bonne situation et un petit-fils de dix-huit ans qui pourra devenir un beau parti. Et tu as dansé avec lui en faisant une tête d'enterrement ! As-tu pensé à ton avenir ?

- Oui, mère, répondit Virginia en baissant la tête.

En fait, elle ne s'était jamais imaginée mariée. Elle ne se demandait pas ce qui lui arriverait plus tard puisqu'on l'avait déjà décidé pour elle de toute façon. Quelle importance ?

Vanessa les attendait avec impatience et se mit à la bombarder de questions. Avait-elle dansé ? Bu ? Rencontré son prince charmant? Exaspérée, Virginia finit par répondre qu'elle avait la migraine et alla s'enfermer dans sa chambre. Elle se débarrassa de sa robe, arracha les épingles de ses cheveux et se mit à pleurer.

Quelqu'un frappa à sa porte. Elle se cacha sous les couvertures, espérant que cette personne s'en aille. La porte s'ouvrit, quelqu'un s'assit sur son lit et Virginia reconnut la voix de Jane :

- Ma chérie... Je suis désolée que tu le prennes aussi mal. Mais vois-tu, même si tu n'es pas de mon sang, tu es ma fille autant que Vanessa. Je veux que toutes les deux, vous ayez le meilleur avenir possible : un beau mariage avec un homme de la haute société et une vie respectable. Ce serait vraiment horrible si l'une de vous finissait vieille fille, ou même mariée avec un ouvrier. Je sais que je peux avoir l'air exigeante mais c'est parce que je t'aime. Tu comprends ?

Virginia ne savait pas quoi répondre. Sa mère l'aimait, c'était très bien. Le problème, c'était qu'elle ne comprenait pas bien quel mal il y avait à être célibataire ou épouser un ouvrier. À ce moment-là, elle se sentait prisonnière dans une cage dorée.

- Le comte Langford donne une réception tous les ans, la prochaine aura lieu dans trois mois, ajouta Jane. Tu auras le temps de te préparer, d'accord ?

- Oui, mère.

Je suis une gentille petite fille. Je n'ai pas le droit de décevoir ma maman...

Une maison pour les féesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant