1. Deuils

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Mois d’août.

La vie peut parfois prendre des tournants inattendus. Dans mon cas, elle ne cesse de s’acharner sur mon triste sort. Ma vie n’est faite que de pertes. À croire que j’ai hérité d’un destin funeste. Désormais, je suis bel et bien seule face à tout ce qu’elle peut représenter. Je me demande bien comment je vais faire afin de surmonter à nouveau ces deuils multiples.
Papa nous a quitté, il y a maintenant plus d’une dizaine d’années. Il ne s’est jamais remis de la perte de ma mère. Cette dernière était une amérindienne et c’est la seule chose que je connaisse à son sujet. En effet, il était inutile de me le cacher, il n’y avait qu’à m’observer pour avoir la certitude que je descendais bien des Natives.
Ma mère est morte en me donnant naissance dans une des Réserves amérindiennes, seule information que je détiens avec sa perte, bien entendu. Je ne l’ai donc jamais connue, et cela a créé en moi un trou béant inexplicable que je n’ai jamais pu combler.
Papa évitait toute discussion à son sujet. C’était devenu tabou. Nous n’en parlions jamais, même lorsque j’ai été en âge aux prises d’une curiosité enfantine. Nous ne parlions jamais de maman, elle était inexistante, point, et je devais m’y tenir. Chose à laquelle je me suis résolue, bien malgré moi.
Ce dernier s’est laissé sombrer dans l’alcool au désarroi de ses parents. Mes grands-parents. Fort heureusement, ils ne m’ont jamais laissé tomber. D’une très grande attention envers moi, leur unique petite fille, ils ont su prendre soin de ma petite personne dès que mon père s’est présenté à leur porte, un matin d’hiver, l’air désespéré et abattu par un chagrin sans nom avec, dans ses bras, un nouveau-né.
À l’âge de six ans, je me demandais déjà pourquoi la vie m’avait déjà pris mes deux parents. Tous mes amis à l’école avaient leurs pères et mères, tandis que j’étais la seule qui vivait avec ses grands-parents uniquement. Je me demandais même si j’étais quelqu’un de mauvais. Peut-être était-ce à cause de cela que je n’avais plus le droit à leur présence autour de moi.
Enfant, notre curiosité doublée d’un esprit alambiqué nous pousse à nous poser tout un tas de questions qui restent bien souvent sans réponses, car, parfois, les personnes à qui nous les posons n’ont tout simplement pas d’explications ou de mots. Néanmoins, leurs regards parlent pour eux et ce que j’y entrevoyais ressemblait fortement à de la peine. Ça m’anéantissait davantage. 
Pour ma part, je n’ai interrogé mes grands-parents qu’une seule fois et je l’ai amèrement regretté aussitôt les mots ayant franchi mes lèvres. La tristesse qui s’est peinte sur leur visage, à l’habitude gracieux, m’a suffi à éprouver sincèrement un profond remords au vu de leur désolation qu’ils ne laissaient que très rarement transparaître en ma présence.

Dernièrement, ce sont eux qui m’ont laissé à leur tour. Grand-mère s’est éteinte il y a deux mois, et malgré ma présence et mon attention, grand-père s’est laissé aller à la rejoindre. Je sais désormais, avec une certitude irréfutable, que la tristesse peut devenir aussi incurable et fatale qu’une maladie lorsque notre cœur est empli d’un amour infiniment profond et fort. Capable de faire sombrer les plus belles et tenaces personnes de ce monde.
Mes larmes ne coulent plus depuis bien longtemps déjà. Elles ont fini par tarir quand j’ai compris que mon existence serait sans doute promise au chagrin tout du long. Ça l’est depuis ma naissance, alors on finit par se faire une raison malgré le déchirement que cela occasionne inévitablement en nous.
Ayant baigné dans cette tristesse perpétuelle de la perte dès mon plus jeune âge, je n’arrive tout simplement plus à verser un torrent de dévastation sur mes joues. Mes yeux désormais aussi secs qu’un désert aride fixent le néant que me laisse l’absence des miens parce qu’à ce jour, je suis seule.
J’essaie de me faire une raison. Je me dis que c’est la vie et qu’elle est bien triste dans mon cas, mais qu’il faut que j’accepte. Et puis, bien que funeste, ce n’est pas comme si je pouvais les faire revenir. Je me fais à l’évidence que je suis désormais orpheline. Je ne suis entourée d’aucune famille, il ne reste que moi. Et cela m’effraie d’affronter la vie en n’ayant plus personne. Je n’ai que dix-sept ans, et je sais que mon parcours va se révéler être effrayant, solitaire et long. Je suis seule. Et j’ai peur.
*
* *
Je me retrouve dans la maison qui m’a vu grandir, perdue. Autrefois, pleine de vie grâce à la bonne vivante qu’était grand-mère, et où résonnait sans cesse la radio de grand-père. Aujourd’hui, il ne règne qu’un silence désagréable auquel je sais d’emblée qu’il me sera impossible de m’accoutumer. Je ne pourrais jamais m’y faire parce qu’il recèle tant de douleur.
La sonnette me fait sursauter et me sort de l’état velléitaire dans lequel je me suis laissée aller depuis je ne sais combien de minutes, plantée au milieu du salon, égarée dans mon accablante vérité.
En revenant au moment présent, je me rends compte que je tiens toujours, entre mes mains crispées, le cadre qui représentait ma seule famille. Je me résous à le délaisser sur la console en fer forgé présente dans le petit vestibule devant la porte principale en allant ouvrir.
Monsieur Smith me fait face sur le perron, un triste sourire étirant ses fines lèvres et les épaules abaissées sous le poids d’une fatalité que je connais que trop bien, désormais.

Isha (Sous Contrat D'édition "Bookmark" )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant