Prologue (1/2)

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Il faisait beau, ce soir-là. Comme si le soleil d'été avait fini par se rappeler, après plusieurs semaines de pluie et d'orages, que c'était à son tour de briller.

Nathanaël aurait préféré aller à la plage, histoire de concurrencer certains de ses camarades qui ne manqueraient pas de se vanter de leurs vacances à la rentrée. Cependant, même du haut de ses dix ans, il avait compris depuis longtemps que ce rêve en resterait un. Le travail de son père ne leur permettrait jamais une telle escapade, autant en termes de disponibilités qu'en termes financiers.

Il ferma donc les yeux et s'imagina à côté de l'océan. Le vent ne soufflait plus dans les platanes qui bordaient la route, mais dans des cocotiers ployant sous le poids de leurs fruits. Les battements des ailes de pigeons devinrent ceux de mouettes, accompagnés de leur cri strident. Le ronronnement des moteurs fit office de mugissement des vagues...

Sa chaussure heurta une bosse dans le bitume et il sentit la gravité l'attirer vers le sol. Une main le rattrapa par le col de son t-shirt et le releva fermement.

— Regarde donc où tu mets les pieds, le réprimanda son père.

Manuel s'accroupit à côté de son fils et redressa sa casquette que la chute avait manqué de faire voler. D'un œil inquiet, il vérifia que l'enfant n'avait rien, puis soupira, les lèvres tirées en un sourire en coin :

— Fais attention, d'accord ? Si tu te fais mal, Philippine me privera de dessert pour le reste du mois...

Nathanaël acquiesça, mi-penaud mi-amusé, puis tous deux reprirent leur marche. La plage avait disparu, seules les rues de Paris demeuraient.

Quelques mètres plus loin, ils s'arrêtèrent devant une imposante grille en fer forgé, rouillée par endroits. Derrière, un jardinet présentait à qui prenait le temps de l'observer ses roses de toutes les couleurs, ses petits arbustes soigneusement taillés et ses plantes grimpantes. Quand il distingua enfin où s'arrêtait la nature et où commençait la maison dans cet enchevêtrement de verdure, Nathanaël ne put s'empêcher de hoqueter de surprise : tout en granit, la bâtisse s'élevait sur trois niveaux, peut-être quatre. À en juger par sa largeur, un étage pouvait contenir au moins deux fois le petit appartement vétuste dans lequel son père et lui rentreraient d'ici quelques heures.

Les nombreuses fenêtres qui permettaient au soleil d'illuminer les pièces étaient toutes calfeutrés par leurs volets. En plein été, par cette chaleur, il n'y avait pas de quoi être surpris. Les propriétaires étaient peut-être partis à la plage ou à la montagne. Pourtant, Nathanaël savait que la raison de leur départ ne se limitait pas à un simple désir de fraîcheur ou de bains de mer. Son père n'aurait pas été appelé sur les lieux autrement.

Lui-même la sentait, cette sombre aura qui émanait du bâtiment. Une vague glaciale et déprimante, source d'angoisse et de colère. Si la chaleur extérieure n'avait pas fait fuir les habitants, ce phénomène les avait sans nul doute poussés à quitter les lieux.

Nathanaël suivit Manuel vers l'entrée, les yeux rivés sur le gravier. Il ne voulait pas risquer de tomber et d'accaparer l'attention de son père alors que le devoir l'appelait.

— Vous êtes Manuel Jackowski ? demanda soudain une voix. Et qui...

— C'est bien moi, répondit le père. Et voici mon fils, Nathanaël. Il m'assistera dans la mission d'aujourd'hui.

L'enfant ne leva pas la tête. Il préférait se concentrer sur les fourmis qui avançaient en procession à ses pieds. Il devinait la présence de l'homme devant la porte d'entrée. Celui-ci devait le fixer... S'il risquait un œil dans sa direction, il croiserait sans doute son regard... On lui demanderait son âge, dans quelle classe il serait à la rentrée, s'il était heureux d'accompagner son père au travail... L'indifférence des insectes était autrement plus rassurante que l'intérêt et la curiosité à peine dissimulés des adultes.

L'inconnu demeura silencieux un instant, puis il indiqua à Manuel de le suivre à l'intérieur. Nathanaël leur emboîta le pas.

Comme l'enfant s'y attendait, la richesse coulait à flot dans le hall d'entrée : de la décoration murale aux meubles anciens lustrés, du plafonnier en cristal au parquet ciré, le moindre centimètre carré sur lequel se posait son regard semblait avoir plus de valeur que l'ensemble des possessions de son père.

Il contint cependant son ébahissement. Ce n'était pas la première fois qu'il mettait les pieds dans pareil endroit : ceux-ci s'apparentaient à de véritables aimants à mauvais esprits et, par extension, à médiums.

L'inconnu mena le père et le fils aux escaliers en bois ciré. Leur grincement masqua la discussion à voix basse que Manuel et lui engagèrent. Nathanaël ne s'offusqua pas de se retrouver ainsi mis à l'écart : les conversations entre adultes étaient généralement ennuyeuses et compliquées, il ne manquait donc pas grand-chose.

Au fur et à mesure que le groupe gagnait de la hauteur, le malaise qui régnait dans l'atmosphère se densifiait. Lorsqu'ils atteignirent enfin le dernier palier, sous les combles, Nathanaël déglutit difficilement tant la pression malsaine comprimait chaque millimètre carré de sa peau.

— Vous parliez d'une menace de catégorie deux au téléphone, fit remarquer son père, une pointe de reproche dans la voix. Je dirais que nous avons plutôt affaire à une catégorie trois, voire quatre...

— Je ne suis pas en charge de la classification des menaces, soupira l'homme. Mais je ne manquerai pas de transmettre votre évaluation au département concerné pour obtenir une analyse détaillée de leur erreur.

À présent qu'il bénéficiait de la pénombre ambiante pour dissimuler sa curiosité, Nathanaël leva discrètement les yeux sur l'inconnu. Il ne voyait que son dos, recouvert d'une veste noire légère. D'une couleur similaire à ceux de son père, ses cheveux poivre et sel, divisés par une raie soigneusement dessinée, atteignaient à peine les yeux de Manuel en leur point culminant.

— Bien sûr, si vous refusez de prendre cette affaire en charge, je le comprendrai tout à fait, ajouta l'homme.

Manuel réfléchit un instant. Ses yeux se posèrent brièvement sur Nathanaël avant de se fixer une nouvelle fois sur son interlocuteur.

— Non, ne vous en faites pas, je vais m'en occuper.

L'enfant sentit une petite pointe d'enthousiasme mêlé de peur gonfler dans son ventre. Il n'avait jamais participé à l'éradication d'une menace de catégorie supérieure à trois. Son père refusait à chaque fois qu'il l'accompagne. Mais aujourd'hui, il n'avait pas le choix, il était déjà sur place.

— Nathanaël, tu restes ici, d'accord ? lui intima-t-il.

L'enfant ouvrit la bouche, déçu.

— Est-ce que je peux au moins t'aider à installer ? S'il te plaît...

Devant les yeux remplis d'étoiles de son fils, Manuel parut hésiter.

— Bon... L'installation et c'est tout ! Après, tu sors sans discuter, c'est compris ?

Nathanaël acquiesça fortement. Il venait de s'offrir quelques minutes de plus pour convaincre son père de le laisser regarder.

— Je vous laisse, alors, annonça l'inconnu. Si vous me cherchez, je serai devant la maison.

Il dépassa l'enfant et redescendit les marches vers le rez-de-chaussée et l'abri qu'offrait l'extérieur. Nathanaël connaissait la procédure : les non-sensibles, dépourvus d'aptitudes magiques, étaient sommés de quitter les lieux de cérémonie avant que celle-ci ne débute, pour leur propre protection. À l'évidence, si l'énergie négative que le garçon ressentait originait du grenier, son miasme néfaste s'était répandu dans la maison toute entière. Nathanaël était en mesure de se protéger tout seul, mais l'inconnu, simple homme de liaison, risquait fort d'être englouti pendant l'exorcisme.

Lorsqu'ils furent certains qu'il ne restait plus qu'eux dans la maison, le père et le fils ouvrirent la porte du grenier et y pénétrèrent d'un pas prudent.

Le Sang des marionnettistes T.1 (50%)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant