1. Grosse tuile

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Ce fut un hasard, bien entendu, si ce mardi matin, la machine à café se refusa à produire un expresso digne de ce nom. A peine une lavasse translucide plus proche d'une eau de vaisselle sale que d'un café. Il se trouvait que le détenteur de ladite machine, Alexis Tragonné, ne pouvait envisager - ne serait-ce qu'envisager -, d'attaquer une journée sans avoir avalé au minimum trois expressos. De plus, la situation de son appartement, loin de tout centre commercial, lui interdisait d'aller prendre ses cafés au bistrot du coin, puisque de bistrot du coin, il n'y avait point. Négligence. Négligence absolue et impardonnable que de ne pas avoir une machine bon marché en cas de pépin, ni même, ce serait un pis-aller, un ersatz,mais au moins y aurait-il quelque chose plutôt que rien, du café lyophilisé. Une des rares folies qu'il s'était octroyée ces derniers mois avait été cette machine ultra sophistiquée de fabrication italienne qui lui avait coûté près de mille euros. On appuyait sur un bouton et la machine vous livrait un expresso moussu moulu sur l'instant. Seulement voilà, ce mardi matin, elle semblait avoir ingurgité un paquet de coton hydrophile en lieu et place de grains de café, et lui, Alexis Tragonné, n'avait même pas de quoi se faire un vulgaire café à la chaussette.


La machine à café fut par lui manipulée en tous sens ; il lui ouvrit les entrailles, nettoya tout ce qui pouvait l'être, actionna les diverses fonctions de la bête, fit donner les buses à vapeur, tout cela avec pour seul résultat ce jus couleur terre qui ne sentait même pas le café. Au terme du processus, et devant l'accumulation de tant d'incompétence de sa part et de mauvaise volonté de la machine, il faillit la jeter au sol mais se ravisa au dernier moment en pensant à son prix d'achat et au fait qu'elle était toujours sous garantie. Il s'affala sur une chaise, terrassé, des idées suicidaires en tête, et puis se releva d'un coup, plein d'une énergie dont il se serait cru incapable en l'absence de caféine en son corps. Assez tergiversé, se dit-il, et arrête de jouer les pleureuses, il te reste du temps pour sauter dans la voiture et rallier un café, là-bas, vers le centre ville, après tout il n'est que six heures dix. Il s'habilla à la hâte, et sans même se passer la tête sous l'eau, il prit les clés de sa voiture et descendit au sous-sol de l'immeuble. Il ressentit une fois de plus le petit plaisir qu'il avait à actionner l'ouverture des portières depuis la clé de contact. Il n'avait pas été habitué à ça. Il n'avait eu jusque là que des poubelles sur roues, comme il disait lui-même, qui toutes affichaient un kilométrage à six chiffres. L'Audi, c'était un cadeau secret de Cécile. Il n'aurait jamais eu de quoi se payer une telle voiture.Une Audi d'entrée de gamme mais tout de même une Audi.Neuve s'il vous plaît. Enfin, trois mois, maintenant. C'est bien d'avoir une sœur qui vous offre une Audi neuve, même s'il ne faut pas le dire, n'en parler à personne; il connaissait des tas de sœurs qui n'offraient jamais de voiture neuve à leur frère. Même pas d'occasion, c'est dire. Aussi, la deuxième grosse surprise de la journée fut-elle le rhan rhan poussif émis par l'Audi et son refus manifeste de se laisser mettre en route. Là ça dépassait les bornes. Qu'une vieille guimbarde vous lâche un matin d'hiver d'accord, mais une Audi neuve non, c'était incompréhensible. Et pourtant, il avait beau tourner et retourner la clé, rien. Alexis Tragonné s'appuya au dossier du siège et se prit un temps à penser aux forces maléfiques qui s'étaient liguées contre lui pour l'empêcher, ce matin, d'avoir ses expressos. Une Audi neuve. Il n'essaya même pas de soulever le capot, ses compétences en mécanique automobile se situaient bien en deçà de celles qu'il avait mises en œuvre devant sa machine à café. Puisqu'il en était ainsi, il prendrait le bus.


Deux ans qu'il avait pas eu l'occasion de prendre le bus. L''arrêt le plus proche se trouvait devant une vieille poste fin dix-neuvième en cours de démolition. Il aurait à marcher environ cinq cents mètres avant d'y arriver. Il se prépara mentalement à affronter les rues désertes, la nuit, la température de moins quatre, et s'en fut vers l'arrêt de bus. Le froid avait eu le temps de pénétrer jusqu'à ses os avant même qu'il atteigne sa destination. La vieille poste à demi démolie dressait sa carcasse à l'agonie dans le contre-jour des réverbères. Il put même distinguer, au sommet du tas de gravats, le bras d'un pelle mécanique en action, comme un monstre en équilibre piétinant un monceau de corps. L'image était si violente qu'un instant elle lui coupa le souffle et le fit s'arrêter pour observer la scène. C'était étonnant, à cette heure-là, une machine au travail, alors qu'on ne distinguait pas d'ouvriers sur le chantier, mais enfin, ça n'était pas totalement improbable. Les entreprises travaillent aujourd'hui sur des délais de plus en plus serrés, et les exigences de plus en plus lourdes des commanditaires les poussent parfois à travailler de nuit. Il regarda un moment le bras articulé arracher à la poste les lambeaux de son passé, admiratif de la maîtrise et du sens du risque dont faisait preuve son conducteur. Et puis sans y prêter plus d'attention, il s'engouffra sous l'abribus avec l'espoir insensé d'y trouver un peu de chaleur, et s'attaqua à l'étude des horaires de passage des bus. Il perçut soudain un craquement inquiétant quelque part au dessus de sa tête, vers l'endroit, précisément, où s'activait la pelle mécanique.


Ce fut la dernière chose qu'il perçut de ce monde. Quelques secondes plus tard, dans un fracas de chenilles raclant le béton, la pelle mécanique bascula dans le vide et vint pulvériser l'abribus, situé exactement à l'aplomb du chantier.


Il était six heures vingt-huit.


Le prochain passage de bus devait avoir lieu à six heures trente deux.


On peut supposer que la dernière pensée d'Alexis Tragonné fut qu'il en avait encore pour quatre minutes avant de pouvoir habiter la chaleur du véhicule.

Des mecs qui assurentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant