2. Hors du rang

2.2K 168 13
                                    

Le Président entra, ne salua personne, et s'assit au bout de la grande table du conseil. C'était un homme petit et sec, taciturne, portant sur lui le poids de son immense importance. En conséquence de quoi, il était avare de ses propos et ne s'exprimait que pour émettre des vérités absolues sur lesquelles il était inutile de revenir. Sur lesquelles il était même dangereux de revenir - en ces temps de compétition libérale, il est plus facile de se faire virer que de retrouver un boulot à la hauteur de ses compétences. Les cadres de la compagnie se tenaient donc au garde-à-vous devant lui, le petit doigt sur la couture du pantalon, prêts à opiner de concert au moindre début de phonème issu de la présidentielle bouche.


Le Président se déplaçait comme sur coussin d'air, sans bruit, sans un mouvement de plus qu'il n'était nécessaire. Immédiatement suivi, un mètre en arrière, geste pour geste suivi, par mademoiselle Maryse - personne ne connaissait son nom de famille. Le Président ne se déplaçait jamais sans elle ; elle était sa mémoire vive, son agenda humain, son centre de documentation personnel, le point de convergence de son réseau d'influence, et, accessoirement, sa machine à café. Si mademoiselle Maryse était souffrante ou absente, alors le président ne se déplaçait pas. Mais mademoiselle Maryse n'était jamais absente, elle était entrée au service de son patron, vingt cinq ans en arrière, comme d'autres entrent en religion, avec une foi en lui que rien n'avait jamais pu remettre en question. Elle ne parlait à personne d'autre qu'à lui. Il s'était un temps murmuré, c'est inévitable, c'est de bonne guerre, qu'au moment de son recrutement elle servait aussi, comment dire, de récréation à son patron lorsqu'il se sentait surmené, et même s'il est toujours difficile de retrouver le point de départ d'une rumeur, le Président n'avait pas hésité à mener une enquête personnelle féroce, à coup de menaces et de chantages, jusqu'à ce qu'on lui en dénonce l'auteur. Il l'avait non seulement viré mais aussi symboliquement tué - le type n'avait plus jamais trouvé de travail, sa femme l'avait quitté et il avait dû émigrer au Canada pour essayer de se reconstruire un morceau de vie.


Aussitôt qu'il fut assis, il en avait l'habitude, le Président devint le point de mire de trente-cinq regards braqués sur sa calvitie et sur le dossier qu'il venait de déposer devant lui. Le sommet de l'organigramme était là, avec, en ligne de fuite, non seulement le crâne du Président mais aussi le regard sévère de mademoiselle Maryse, debout derrière le Président, et surtout, surtout, le dossier rouge posé devant lui sur la table. Il eut contenu, le dossier en question, une relique inestimable, un fragment des manuscrits de la mer Morte, la carte du trésor des pirates, qu'il n'eût pas été convoité avec plus d'attention.


Le Président était le seul lien entre les cadres de la compagnie et les actionnaires. Autant dire qu'il était les actionnaires à lui seul. Les actionnaires décidaient. Les actionnaires coupaient et tranchaient en fonction - et seulement en fonction de cela -, de ce qu'ils estimaient le plus apte à faire grossir leurs dividendes futurs. Les actionnaires ne prenaient pas en compte les intérêts de la compagnie, encore moins ceux de la société en général, mais simplement les leurs. Ce Comité de direction, chargé de proposer un nom pour le poste de Directeur Général Europe des assurances Daxo, ne serait donc qu'un simulacre de Comité de direction. La chambre d'enregistrement d'une décision prise en amont, car le nom du gagnant de la loterie figurait déjà dans le dossier - rouge - posé devant le Président.


Une jeune femme distribua des dossiers - verts - à chaque personne présente. Lorsqu'elle eut terminé, elle lança d'une voix claire :


- Mesdames, messieurs, monsieur le Président vous demande de vous asseoir.


Des mecs qui assurentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant