13. La comédie d'un jour

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Cécile Tragonné se trouvait dans l'état d'esprit d'un cochon coincé au fond d'une impasse par une meute de bouchers armés jusqu'aux dents. En un mot elle avait peur. A quelques jours d'intervalles son frère avait ramassé une pelleteuse sur latête et sa soeur avait grillé dans un ascenseur d'hôpital. Cela ne pouvait pas relever de la simple coïncidence. Même si la police avait conclu - du moins pour la pelleteuse - à un accident, elle n'y croyait pas ; une coïncidence de ce genre, avec 4 millions d'euros d'assurance-vie à la clé, ça vous a tout de même un petit côté forcé. Pour résumer, quelqu'un était en train de buter tout le monde pour ramasser le pognon. Sentir poindre la survenue probable de sa propre fin en conclusion logique à l'hécatombe familiale n'était pas une perspective des plus folichonnes, mais ce qui occupait son esprit, ce matin-là, deux jours après la mort de sa soeur, c'était le surgissement, dès le réveil, d'une idée qui l'emplissait entièrement et lui interdisait toute autre tentative de réflexion. Car en réalité les alternatives qui s'offraient à elle n'étaient pas nombreuses. Elles se réduisaient même à une seule : son mari. Cherche à qui profite le crime et tu trouveras le coupable. Raisonnement simpliste s'il en est, mais que l'on mettra ici sur le compte de la panique existentielle provoquée par le décès de sa fratrie. Le mari donc. Dernier sur la liste des bénéficiaires de l'assurance. Le mari pour lequel, il faut bien le dire, la fièvre amoureuse du départ avait laissé place quelques mois à peine après le mariage à une indifférence distanciée. Mais le mari tout de même. Aux regard de la loi, le mari. Au regard d'une succession éventuelle, le mari. Le mari en tant que point de convergence inévitable d'un faisceau de doutes.

Il advint donc ce qu'il advient souvent en pareil cas : les doutes, exprimés du bout des lèvres au début, rejetés pas la raison vers la périphérie de la pensée, les doutes grossirent peu à peu jusqu'à s'imposer à la raison et devenir certitude. Pourtant, Cécile Tragonné ne correspondait pas à l'image qu'elle donnait d'elle. Sous ses allures de femme fatale aux formes plus pleines que la cavité cérébrale, elle savait mener une réflexion et en tirer les conclusions qui s'imposent. Elle ne voulait pas s'en tenir à des déductions sans preuves. Ce matin-là, elle décida de suivre son mari. Ça n'était pas très correct, elle le reconnaissait, mais elle devait en avoir le cœur net.

Cécile Tragonné connaissait vaguement les occupations de son mari ; elle ne les avait jamais suivies que de loin en loin, quand elle avait dû, pour lui faire plaisir, assister à quelque répétition ou aux premières représentations des pièces qu'il montait. Elle savait aussi qu'il répétait actuellement un Shakespeare avec sa compagnie, au théâtre de la Rotonde, une comédie, bien sûr. Cette, comment dire, cette occupation, à ses yeux, car ce ne pouvait pas être un vrai métier que de faire le pitre sur scène, cette occupation ne les avait jamais enrichis mais leur permettait de vivre décemment, sans plus. Quant à lui, il semblait heureux de faire ça. Il avait toujours été fait pour le théâtre, lui avait-il dit un jour, au début de leur relation, et le fait d'avoir raté le conservatoire ne l'avait pas dissuadé de continuer, au contraire, cela l'avait poussé à monter sa propre compagnie - une compagnie qui en réalité se réduisait à sa seule personne, il embauchait ensuite des intermittents pour ses spectacles. Il occupait donc le plus souvent les fonctions de metteur en scène, de comédien, d'attaché de presse, de secrétaire, de régisseur parfois, et se démenait de tous côtés pour parvenir à monter ses spectacles. C'est ça, avait-il coutume de dire, c'est ça la condition du théâtre aujourd'hui, il faut savoir tout faire, et chaque spectacle est un défi contre les forces d'opposition. Elle, Cécile, ne comprenait pas très bien cette obstination, cet acharnement à vouloir exister en tant que compagnie de théâtre dans un monde où le futile gagnait chaque jour du terrain. Il devait bien avoir ses raisons, et au fond, qu'il fasse ça ou autre chose lui était égal pourvu qu'il la laissât tranquille et limitât ses prétentions sexuelles à une ou deux pratiques mensuelles.

Des mecs qui assurentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant