Chapitre dernier

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dans lequel le lecteur se verra entre autres confronté aux adieux soporifiques d'un fonctionnaire à ses collègues, aux déductions d'une commerçante de village ainsi qu'aux ultimes tourments d'un assureur en milieu urbain.



Cécile Tragonné avait payé le taxi et lui avait demandé d'attendre cinq minutes. Cinq minutes suffiraient amplement, et si elle n'avait reparu d'ici là, eh bien, le taxi pourrait repartir.

Sur les cinq minutes en question, il lui en fallut bien une entière pour réunir assez de courage et appuyer sur la sonnette. Ce fut sa mère qui ouvrit, mais par dessus son épaule, le visage de son père ne tarda pas à entrer dans son champ de vision. Son menton s'affaissa légèrement et son teint vira au cramoisi ; il mit un certain temps, lui aussi, avant de pouvoir articuler ses premiers mots :

- Mais c'est... C'est Cé... Mais tu... que... on n'a pas... Dehors !

- Non.

C'est sa mère qui avait répondu, les yeux plantés dans ceux de sa fille, semblant avoir réuni une montagne de volonté pour articuler ce simple mot. Elle l'avait même crié, ce « non » en tirant Cécile par le bras pour la faire entrer. La porte derrière elle était restée ouverte, un silence lourd s'était fait, rompu à nouveau par la mère. Cécile ne la reconnaissait pas, elle ne l'avait jamais vue tenir tête à son père comme ça :

- Non, elle reste. Je n'ai pas fait des enfants pour les jeter dehors. Et puis je n'ai plus qu'elle maintenant. J'en ai assez de ces simagrées, elle est là elle reste. Si tu n'es pas content c'est la même chose, pour une fois, c'est moi qui vais décider.

La mère et la fille se regardèrent un long moment puis tombèrent dans les bras l'une de l'autre.

Cécile entendit le taxi démarrer, tandis que son père s'en repartait vers son fauteuil, apparemment contrarié, lançant à sa femme un regard noir, comme pour lui dire on règlera ça entre nous, mais en réalité laissant flotter, dès qu'il eût tourné le dos, un léger, très léger sourire sur les lèvres – il n'était pas mécontent de la tournure prise par les événements, et au fond, il s'en tirait avec les honneurs. Il ferait semblant de faire de la résistance, un peu, encore, pour la forme, et puis il passerait l'éponge. Sa femme avait raison, vingt ans de brouille avec sa propre fille, cela commençait à faire, il était temps, avant le grand saut, de se réconcilier avec les vivants.

En plus il y a avait de la blanquette au dîner, le plat préféré de Cécile, s'il se souvenait.




Madame Grosse était radieuse. Depuis les meurtres perpétrés sur les enfants Tragonné, elle jubilait, passait ses journées à fredonner les airs fleuris de sa jeunesse. Forcément, le crime était pour elle comme un terreau fertile à son imagination. D'accord, elle y avait peut-être été un peu fort avec cette histoire de suicide d'Alexis, mais elle n'avait pas su résister. Elle ne regrettait rien pour autant. Elle avait connu sa minute de gloire, après tout,  ! Elle était passée au 20 heures ! Tous les soirs maintenant, avant de se coucher, elle visionnait la cassette du journal télévisé que son mari avait été obligé d'enregistrer.

– Ils auraient pu prévenir qu'ils allaient passer ! Si j'avais su, disait-elle, j'aurais fait un effort sur mon maquillage. Je suis un peu pâlotte, tu ne trouves pas ?

Son mari ne répondait pas. Il préférait murmurer un « hum » indifférent qui, il le savait, lui vaudrait un coup de coude dans les secondes à venir, assorti d'un : « tu pourrais au moins faire semblant de t'intéresser, nom de nom ! ». Oui, pensait-il in petto, je pourrais, mais tu trouverais toujours quelque chose à redire, alors là au moins, mon silence a le mérite de la brièveté des remontrances.

Des mecs qui assurentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant