25. Le Dormeur Duval

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― Allez, on finit le café et on fonce chez Céci...

Le commissaire Marcelin n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Il plongea tête en avant en envoyant valdinguer sa tasse à café. L'inspecteur constata le fait avec un petit sourire, souleva le visage du commissaire, fit le ménage avec précaution, et reposa en place la tête de son chef. C'est le moment qu'il attendait. Il en rêvait, même, d'un moment pareil. Le commissaire allait rester là bien sagement, il était dans de bonnes mains ; le patron du Bar des deux ânes avait l'habitude, il ne rameuterait pas la garde pour si peu. Pendant ce temps, Samir allait se rendre seul chez Cécile Tragonné. Après tout c'est lui qui avait trouvé la photo de Garoche, c'était à lui de suivre la piste jusqu'au bout. Pour sa première enquête il était servi.


Il connaissait déjà Cécile pour l'avoir vue sur quelques photos, chez ses parents, mais lorsqu'elle lui ouvrit la porte, il eut le souffle coupé par sa beauté – incontestablement la plus belle femme qu'il eut jamais croisée. Il resta un instant hébété face à cette image de perfection. Il n'était qu'un jeune inspecteur de vingt-cinq ans doté d'un visage peu séduisant au dire de certaines de ses compagnes. Il constata donc la splendeur de Cécile et abandonna sur le champ toute velléité de séduction – la princesse ne tombe amoureuse de l'ogre que dans les films américains.

Cécile de son côté ne lui accorda que le début d'un regard dédaigneux, elle semblait nerveuse, inquiète. Elle ne parut soulagée qu'après avoir vu la carte professionnelle de l'inspecteur – pourtant elle continua à le toiser comme s'il était un microbe, manifestement décidée à se débarrasser de lui au plus vite. Lorsque Samir sortit la photo et la lui mit sous les yeux, il la vit changer de tête. Oui c'était bien elle dans cette robe rouge, et oui, c'était bien Serge Garoche qui l'accompagnait, mais c'était une photo qui datait d'une vingtaine d'années, elle ne voyait pas le rapport.

Bien sûr, bien sûr, c'était une vieille photo, mais l'inspecteur avait tout de même quelques questions à lui poser, est-ce qu'il pouvait entrer ?

Samir eut quelques difficultés pour faire accepter sa présence et ses questions, la belle, au début, ne semblait pas disposée à se laisser aller à la confidence. Tout cela, ce passé que l'inspecteur venait remuer chez elle, relevait selon elle du domaine privé, la police n'avait pas à y mettre le nez. Mais la première des qualités de Samir est l'obstination – il savait tenir là une des clés de l'enquête et ne voulait pas lâcher le morceau. Finalement, face à l'évidence des progrès de la police, et lorsque Samir évoqua la mort de son frère et de sa sœur en terme de meurtres, elle n'eut pas d'autre choix que de se raconter.


L'inspecteur rejoignit le Bar des deux ânes une bonne heure plus tard dans l'état d'esprit de celui qui vient de grimper le K2 en courant. Il retrouva le commissaire toujours endormi sur sa table, et sur le visage du patron du bar, le même sourire bienveillant. C'était un ex de la maison qui avait préféré l'aspect lucratif du commerce de la limonade à celui plus austère du plaisir de l'enquête. Mais c'était un ex de la maison, et il aurait été bien reçu celui qui se serait essayé à des blagues foireuses sur l'état de la police aujourd'hui, écroulée sur une table de bistrot, assommée peut-être à coup de tournées de pastis. Oui, bien reçu. Et cet ancien policier veillait personnellement à la tranquillité du commissaire – il était dans ce café comme chez lui.

L'inspecteur eut envie de secouer son chef, de lui donner des gifles pour le réveiller, de lui hurler sa joie au visage. Mais il s'en abstint. Sagement il s'abstint de tout cela. D'abord le commissaire était son chef, et on ne gifle pas son chef, quelles que soient les circonstances – et puis surtout, cela ne servirait à rien, il aurait beau faire sonner une trompette dans son oreille, il ne se réveillerait pas. Il s'installa donc face à lui, commanda un café, s'obligea intérieurement à faire taire son impatience et à libérer un stock de bonne volonté grand comme un département. Il attendrait le temps qu'il faudrait. Après tout, ces crises n'étaient jamais bien longues, et celle-là durait déjà depuis plus d'une heure. Il était en train de sucrer son café lorsque le commissaire se réveilla dans un sursaut :

Des mecs qui assurentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant