4. Mauvaise foi

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Le père François-Marie Tifiot ne voulait pas y croire. Le Seigneur en avait enfin eu assez de l'entendre répéter jour après jour la même prière.

Mon Dieu, faites en sorte que je me casse d'ici une bonne fois pour toutes.

Le prêtre s'adressait ainsi au Seigneur. A quoi bon enrober ses intentions de belles paroles et de brillantes tournures ? Il savait tout sur tout. Il connaissait les hautes ambitions de ce jeune prêtre, envoyé en mission dans un ridicule village ne comptant plus que 353 âmes depuis la veille au soir, après que la vieille Marthe Nicodème eût rendu son dernier soupir - un souffle fétide qu'il avait pris en pleine gueule, lui faisant aussitôt songer à la chance qu'il avait eu de ne l'avoir jamais reçue en confession.

Depuis qu'il avait atterri ici, il savait qu'on l'avait mis à l'épreuve. On l'avait prévenu au diocèse. Il n'avait en effet échappé à personne l'ambition qu'il nourrissait corps et âme. François-Marie n'avait d'ailleurs jamais songé à s'en cacher. L'Eglise était faite d'êtres volontaires et déterminés, sans quoi, pensait-il, il y a bien longtemps que la Sainte Parole se serait étouffée dans les remous d'une mer Morte.

Jamais il ne se serait douté qu'une mort à la pelleteuse pourrait avoir pour conséquence directe de le propulser dans les hautes sphères épiscopales. Peu importait pour une fois si cette truie de madame Grosse était en partie responsable d'une telle affluence dans son église, une première à coup sûr.

Vache ! Même la télé s'est déplacée mon François-Marie. Si ça c'est pas avoir le cul bordé de nouilles, je veux bien devenir cadre commercial !

La Télé, Mon Dieu ! Mais je ne peux pas leur servir ce brouillon de sermon.

L'occasion était trop belle pour ne pas en profiter. Ah, il allait les faire pleurer tous autant qu'ils étaient. A coup sûr, la famille du défunt allait écrire à ses supérieurs pour leur signifier leur admiration, louer la qualité de son service, leur faire remarquer qu'un tel prêtre ne pouvait confiner sa foi dans un aussi petit village. Sa sensibilité, son réconfort et sa pertinence devaient s'ouvrir au plus grand nombre. S'il la jouait finement, il pourrait même leur suggérer d'écrire une telle missive.

Les parents ne sont pas venus. Tu parles de parents, toi ! Et puis les deux sœurs là. C'est à se demander si elles le sont effectivement, tant elles sont différentes. La brune a l'air d'en vouloir à la terre entière. Et l'autre, la blonde, la bouche en cul de poule, avec ses airs de grandeur venue avec ce type qui n'arrête pas de regarder sa montre comme s'il avait hâte que tout soit terminé. Oh, mon gars, c'est François-Marie Tifiot qui va assurer la célébration ! C'est moi qui vais te faire oublier le jour et l'heure qu'il est !

Tant bien que mal, le prêtre tenta de contenir la jubilation qui l'assaillait. Merci, Mon Dieu, Merci. Vous savez combien ça compte pour moi de m'éloigner de ces brebis. Ils aspirent tous à la même chose en pénétrant dans cette église quand il s'agit de se marier, d'enterrer un proche ou de baptiser son enfant : en sortir.

François-Marie se dirigea vers la famille du défunt. Il prit cet air compatissant qui seyait à l'occasion et eut une parole de réconfort pour chacun. Il s'excusa aussitôt du léger retard qu'allait avoir la cérémonie. Il lui fallait se retirer dans ses appartements pour un imprévu de dernière minute. Il ne serait pas très long.

Oh, Mon Dieu, c'est si bon !

Après s'être assuré que la famille du défunt était bien installée, il prit sur lui pour ne pas se précipiter dans sa chambre. Arrivé à la porte séparant l'autel de son logement de fonction, il se retourna même. Il avait presque la larme à l'œil devant une telle assemblée.

François-Marie savait ce qu'il cherchait. Son chef-d'œuvre, Son sermon. Le Sermon. Celui qu'il avait écrit un an plus tôt, dans un état de clairvoyance extrême. Les mots lui étaient venus tout seuls, comme sous l'impulsion du Seigneur lui-même. Il avait pleuré en se relisant. Oui, lui, François-Marie Tifiot avait versé de vraies larmes d'émotion. Car dans ces mots, il avait vu sa Libération : lorsque l'occasion se présenterait - il le sentirait, c'était certain -, le moment de se sortir des griffes de ce village aurait enfin sonné.

Et ce jour était enfin advenu.

Son texte en main, il redescendit au rez-de-chaussée. Il reprit sa respiration puis il ouvrit enfin la porte et se positionna derrière l'autel, sûr de lui. Pas besoin de première partie en ce qui le concernait. Il assurerait le spectacle à lui seul.

Mais certainement pas comme il l'entendait.

- Mes biens chers frères, mes bien chères sœurs, commença le père François-Marie Tifiot, c'est avec un immense bonheur et un grand soulagement que nous avons le plaisir de célébrer la mort d'Alexis Tragonné...

Des paroles et des images filmées pour la postérité.

Dommage car le sermon était vraiment réussi.

Un peu trop bafouillé, peut-être.

Des mecs qui assurentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant