3. Pain béni

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De mémoire de villageois, on n'avait jamais vu ça, autant de monde. Surtout pour un enterrement. Habituellement, ici, quand quelqu'un casse sa pipe, c'est quoi ? huit, dix personnes, curé compris, guère plus. Pas un habitant n'aurait parié qu'à l'occasion de l'ultime voyage d'Alexis Tragonné, le village allait connaître un pic de fréquentation historique, un de ces pics enregistrés d'ordinaire sur la côte-d'azur, en période estivale. Toute proportion gardée, bien sûr.

C'est madame Grosse qui, la première, prit le pouls de cette invasion. A cette époque de l'année, elle était la seule commerçante du village : boulangère et épicière tout à la fois. De l'aurore à midi, de seize heures à dix-neuf heures, et le dimanche de six heures trente à treize heures, avec un creux à l'heure de la messe, cela va de soi, elle subvenait aux besoins alimentaires des habitants. Mais bien plus que d'œuvrer à combler les appétits intempestifs des uns et des autres, elle savait aussi ravir les oreilles les plus attentionnées de ses commérages croustillants. Sinon, à quoi bon se lever tôt, évoluer toute la journée dans ces vingt mètres carrés, s'échiner à vendre les plaquettes de beurre, les baguettes, les bouteilles de soda, les journaux et tout le reste, si on n'avait pas un intérêt autre que financier à tout cela.

Elle savait qu'elle faisait de la concurrence à monsieur le curé, son diable de mari le lui répétait assez souvent.

— Oui, mais moi au moins, je fais dans la transparence. Tout le monde sait de quoi il retourne. Et puis ça te va bien, toi, de dire ça. Si j'avais pas écouté ta mère, tu serais encore à passer tous les matins devant la boutique avec ton vélo, à m'adresser un salut timide de la main.

Non, mais après tout, c'était vrai quoi ! Sans elle, pas mal de rancœurs ne se seraient jamais étouffées, des affaires de famille ne se seraient jamais dénouées. Sans son intervention, qui sait combien de mariages auraient volé en éclats ? Il lui arrivait bien de temps à autre de saupoudrer ses ragots de menues inventions dont elle avait le secret. Elle ne faisait que combler sa curiosité dévorante, se rémunérait de satisfaction, en quelque sorte. D'un autre côté, elle ne faisait de mal à personne, fallait pas croire, elle y veillait, alors que le curé, lui...

A l'échelle du village, madame Grosse avait contribué à faire un événement de l'enterrement d'Alexis Tragonné. Après la famille, elle avait été la première à apprendre la nouvelle. Comme chaque matin, avant de ranger ses étagères, elle avait réceptionné les 26 exemplaires du journal local. Il y avait une accroche en première page. C'est comme ça qu'elle avait su. Elle s'était précipitée sur l'article relatant les faits, ponctuant sa lecture de borborygmes si bruyants que son mari avait émergé de la réserve pour voir ce qui se passait — il avait craint la Grosse attaque, comme ils appelaient cette tare génétique couvant depuis neuf générations, uniquement transmissible à ce jour de mère en fille.

— Eh ben, qu'est-ce qui t'arrive, bon sang ?

D'un geste vif et habile, elle avait saisi le cahier de commande pour le jeter sur le journal, feignant la colère. Madame Grosse ne manquait ni d'aplomb, ni de malice.

— Tu veux que je te dise ce que j'ai ? Tu veux que je te dise ? On nous saigne de tous les côtés, voilà ce que j'ai ! Tu as vu le prix des fournitures ? Y-as-tu seulement jeté un œil depuis la dernière livraison ? Ah, ça me dégoûte, tiens ! Je vais me faire un petit café histoire d'avoir quelque chose à moudre en plus de mon moral.

Ni une ni deux, elle avait mis les journaux sur le tas d'invendus alors que son mari haussait les épaules en retournant à la réserve.

— J'ai cru que t'étais mal, moi...

— Et bien oui, j'en suis malade, malade, tu m'entends ! Pour qui on nous prend, hein ? Je te le demande ! On n'est pas des Rotschild que je sache !

Des mecs qui assurentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant