10. Vertige des sens

465 53 9
                                    

Je veux vivre, vivre !

Cette phrase, Suzanne Tragonné se la répétait sans relâche depuis son réveil, survenu deux jours plus tôt. Ce n'était pas là une de ces convictions vissées au cœur dont certains rescapés au suicide se sentent investis à leur réveil. En ce qui la concernait, il ne s'agissait pas non plus d'une soudaine illumination, mais d'une évidence qui avait tout simplement pris son temps avant de s'exprimer.

Suzanne Tragonné s'était donc réveillée avec cette certitude que la vie était un don formidable qu'il convenait d'honorer à sa juste valeur. Peu importaient les échardes de l'existence, les coups durs, les coups bas, les revers sentimentaux dont elle était persuadée avoir été la plus représentative victime, avoir connu toutes les déclinaisons.

Tout aussi bien, elle aurait pu être paniquée en ouvrant les yeux. Car Suzanne ne se rappelait en rien les minutes qui avaient précédé sa chute sur la moquette de son salon d'abord, et dans le coma, ensuite. Elle n'avait aucune idée de la raison qui l'avait conduite dans ce lit d'hôpital, dans cette chambre immaculée partagée avec Moby Dick - un surnom qui s'était imposé de lui-même au moment où elle avait, pour la première fois, aperçu cette grosse vieille femme endormie sous ses draps blancs, la lèvre écumante.

Jusqu'à présent, personne ne lui avait fait part de l'empoisonnement dont elle avait été victime. Lorsqu'elle avait posé la question sur les raisons de son hospitalisation à son médecin puis aux infirmières, la réponse avait toujours été la même.

- Ne vous préoccupez pas de cela pour le moment. Vous allez très bien maintenant. C'est l'essentiel, non ? Allez, reposez-vous, c'est le mieux que vous ayez à faire.

Ces mots sonnaient comme une consigne.

Peu importait, de toute manière. Elle se sentait tellement bien ! Aussi loin qu'elle se souvenait, jamais elle n'avait éprouvé une telle plénitude. Elle était enfin libérée de ce poids qui avait entravé son ascension vers l'épanouissement auquel elle avait toujours aspiré. Cet état - permanent, elle en était certaine -, effaçait à lui seul toutes les questions qu'elle était en droit de se poser.

Auparavant, jamais elle n'aurait supporté les bavardages incessants de Moby Dick. En effet, celle-ci s'était mise en tête de lui retracer l'intégralité de son arbre généalogique de la Révolution française à nos jours - neuf petits enfants absolument merveilleux, et la génération suivante en gestation, pensez-donc !

Là, Suzanne l'écoutait, le sourire aux lèvres, dodelinant de la tête, bienveillante et intéressée.

Auparavant, elle n'aurait pas supporté non plus de voir ses parents débarquer en compagnie de sa sœur et de son beau-frère qui, pour une fois, l'honorait de sa présence. A coup sûr, elle aurait fait semblant de dormir. Ce que j'ai pu être sotte ! Je ne les connaissais pas. Ils sont si... si... si beaux !

Suzanne n'avait pas remarqué les coups d'œil que ses parents s'adressaient à mesure qu'ils discutaient avec elle. Ils marchaient sur des œufs, mesuraient chacune de leur parole, de crainte que l'une d'entre elle ne serve de détonateur à une explosion de larmes ou de colère. Mais rien. Rien ne venait altérer la bonne humeur de Suzanne. Ils avaient une autre personne devant eux. Se pourrait-il qu'ils nous l'aient transformé, notre diablesse ? s'étaient-ils demandés. Se pourrait-il que le poison ait pénétré sa substantifique moelle au point de la changer de la sorte ?

Bien sûr, une fois hors de la chambre, ils questionneraient les médecins sur les possibilités d'une telle mutation. Ils ne manqueraient pas non plus de s'enquérir, avec un empressement des plus suspects, de la durée d'un tel phénomène.

Des mecs qui assurentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant