9. La belle et la bête

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Pour la première fois depuis longtemps, Baratin se prenait à pester contre son physique, un physique que les bonnes âmes qualifieraient, au mieux, d'ingrat – nous passerons sous silence les qualificatifs que pourraient employer les âmes moins nobles. Cela ne l'avait pas souvent gêné dans la vie, il n'était pas, Baratin, du genre à se pâmer devant les créatures affichées dans la presse ou à la télé ; il n'était pas non plus du genre romantique, amour toujours, et toutes ces fadaises nocives pour la santé mentale de l'homme, non, lui quand il ressentait l'envie de toucher la peau d'une fille, il payait. Il payait, ou usait de son pouvoir, et cela lui suffisait, il n'avait jamais le besoin de se sentir aimé pour lui-même, la satisfaction de son ego passait par d'autres chemins.

Mais là.

Ce n'était pas pour lui qu'il souffrait, lui il s'était déjà glissé dans la peau d'un prêtre ou d'un psychanalyste, dans la peau du type qui peut tout entendre et ne rien dire, non c'était pour elle qu'il souffrait à l'avance. De savoir qu'elle allait avoir à le regarder. Qu'elle allait avoir sous les yeux, pendant la durée de leur entretien, ses paupières inférieures boudinées, soulignant des yeux globuleux, sa bouche lippue, et ses trois mentons en cascade, l'ensemble évoquant vaguement l'aspect d'un batracien déjà bien avancé en âge. Pauvre fille, s'est-il dit à son entrée, pauvre fille qui va se taper Baratin à observer pour une demi-heure. La belle et la bête. La princesse et le palefrenier. Tout un monde de différences – de différences physiques, s'entend.

Car il n'était pas non plus du genre, Baratin, à faire la moindre concession en affaires sous prétexte qu'une fille montrait ses cuisses ou ses seins, si beaux fussent-ils – ce qu'ignorait apparemment la « pauvre fille » en question puisqu'elle s'était déguisée en grande séductrice – jupe fendue, excès de rouge à lèvres, décolleté plongeant, une vraie figure de mode des années cinquante –, et était arrivée jusqu'à lui, au sommet, sans un coup de téléphone ni le moindre rendez-vous. Cette fille-là s'est dit aussi monsieur Baratin à son entrée, cette fille-là à quelque chose à se reprocher.

Il s'est levé, a tendu la main, désigné un fauteuil face à lui, et s'est rassis.

Un silence s'est installé, la fille ne semblait pas savoir comment se lancer et Baratin l'a laissé mijoter dans son jus d'hésitation.

— Je suis menacée, attaqua-t-elle.

Baratin la regarda un long moment sans que ses yeux expriment quoi que ce soit. Simplement, il eut la certitude, la certitude absolue qu'elle mentait. Ou du moins ne disait-elle pas tout. C'est un peu grâce à ce don que Baratin occupait aujourd'hui le fauteuil de grand chef, il était un vrai détecteur de mensonges sur pattes, il lui suffisait de regarder son interlocuteur dans les yeux pour savoir ce qu'il en était – là, aucun doute n'était permis, la fille exsudait le mensonge par tous les pores de la peau, et lui, Baratin, il était maintenant comme au spectacle, en attente de voir ce qu'elle allait lui pondre pour continuer.

— Dans ce cas, répondit-il, c'est à la police qu'il faut vous adresser, je ne vois pas en quoi nous pourrions vous être utile.

— C'est à dire que...

Il la laissa barboter un moment avant de proposer :

— C'est à dire que vous préfèreriez ne pas mêler la police à votre vie, c'est ça ?

— Non, ce n'est pas ça. En vérité je n'ai rien, pas de faits, pas de preuves, c'est une intuition, un sentiment d'insécurité.

— Et en quoi notre compagnie est-elle concernée?

— Il y a un lien direct monsieur Baratin, je dispose chez vous d'un contrat d'assurance vie et je suis à peu près certaine qu'il est à l'origine de cette menace que je sens peser sur moi.

Tu parles, se dit aussitôt Baratin. Toi ma grande, je ne sais pas ce que tu magouilles mais je vais m'employer à le trouver.

— Combien ?

— Combien quoi ?

— Votre contrat, il se monte à combien ?

Elle le regarda un instant comme un enfant qui vient de faire une bêtise, les yeux grands ouverts, avant de lâcher :

— Quatre millions cinq.

Baratin encaissa sans broncher. Quatre millions et demi, ça devait être le plus gros contrat de l'agence. Il appuya sur le bouton de l'interphone qui le reliait à sa secrétaire.

— Catherine, voulez-vous m'apporter le dossier de madame... madame ?

— Tragonné, avec deux n et un é à la fin.

— Vous avez entendu, Catherine ? Madame Tragonné.

Quelques secondes plus tard, la secrétaire arriva avec le dossier demandé. Baratin se cala dans son siège pour le feuilleter, tandis que sa visiteuse se levait et commençait à arpenter nerveusement le bureau. Décidément, se dit Baratin, elle a vu trop de films, on dirait Lauren Bacall dans Casablanca, mais moi je ne suis pas Boggart, ah ah.

Il reprit :

— Madame Tragonné, je vois qu'il y a trois bénéficiaires en cas de décès.

— Mon frère Alexis, qui vient de mourir écrasé par une pelleteuse, ma sœur Suzanne, actuellement à l'hôpital, victime d'une tentative d'empoisonnement, et mon mari.

— Et vous dites que vous n'avez pas de preuves... Mais vous avez de quoi rameuter toutes les polices du pays.

— Laissons cela, je vous ai dit. Je ne veux pas entendre parler de la police, d'ailleurs, elle finira bien par s'y mettre toute seule.

— Alors il faudrait m'en dire plus.

— Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus.

— Par exemple sur l'origine de votre argent.

Après un long silence, Baratin reprit.

— Vous n'avez pas d'enfants ?

Elle s'arrêta et le regarda, pour la première fois son étonnement semblait sincère.

— Des enfants? Ces trucs qui déforment le corps et qui vous sortent du ventre dans un bain de sang ? Quelle horreur ! Jamais, monsieur Baratin, je me suffis à moi-même.

Baratin rejeta le dossier sur le bureau avec un soupir.

— C'est à dire madame que je ne peux pas engager d'enquête tant que je ne sens pas de votre part davantage de... comment dire... Voyez-vous, une compagnie d'assurances n'est ni un bureau de police ni une officine de détective. Je comprends votre problème mais pour l'instant je ne peux pas faire grand chose pour vous... n'hésitez pas à repasser si vous avez du nouveau.

— En gros vous attendez que je sois morte pour faire une enquête qui vous permettra de débourser le moins de fric possible, je me trompe?

Baratin répondit sèchement,

— Vous ne vous trompez pas. Une compagnie d'assurances n'est pas non plus une société philanthropique. Nous avons des bénéfices à faire, des actionnaires à satisfaire, des employés à payer, des milliers d'employés. J'en suis navré mais tant que vous ne m'apporterez pas une preuve des menaces dont vous parlez, je ne pourrai rien faire. Maintenant, je vais devoir m'excuser mais j'ai un autre rendez-vous dans trois minutes.

Sur ces mots Baratin crut discerner une esquisse de sourire sur les lèvres de son interlocutrice, mais cette impression fugace fut aussitôt dissipée par la comédie – cette fois – de la colère. Madame Tragonné lui fit une sortie théâtrale avec précipitation et claquement de porte. Baratin ne put s'empêcher de sourire. Il appuya à nouveau sur le bouton de l'interphone :

— Catherine, veuillez noter qu'à l'avenir je ne recevrai que sur rendez-vous où sur appel insistant de votre part.

L'interphone crachota la réponse de Catherine :

— C'est à dire monsieur, qu'elle a menacé de dénoncer son contrat si elle ne vous voyait pas aujourd'hui, alors j'ai pensé que...

— Vous avez bien fait, Catherine, vous avez bien fait.

Des mecs qui assurentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant