7. Dur à avaler

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J'en ai assez de vivre.

Cette phrase, Suzanne Tragonné se la répétait tous les jours depuis bientôt dix ans. Auparavant, elle n'avait fait que la couver, la mûrir. Elle avait toujours été là, pourtant, attendant son heure, l'événement qui lui permettrait de se révéler enfin. En guise d'occasion, car après tout, il fallait bien se lancer un jour, elle avait opté pour la quatorzième rupture sentimentale.

Suzanne s'était toujours dit qu'elle serait la femme d'un seul homme. Romance, robe de princesse pour le mariage et autres aspirations à la guimauve. Or, c'est bien connu, les chemins de la vie ne se déroulent pas toujours selon la ligne que l'on s'est tracée, si tant est qu'on eût envisagé les choses ainsi.

De fait, Suzanne avait fait le compte de ses premiers flirts, puis dans la foulée, de ses premières relations, vivant chacune des séparations qui s'ensuivirent comme un échec retentissant. Si encore elle avait été à l'origine de ces ruptures, peut-être aurait-elle perçu la vie différemment, peut-être aurait-elle pris confiance en elle ?

Elle s'était bien sûr posée la question de savoir pourquoi il en allait toujours ainsi, pourquoi on la larguait corps et bien, elle que tout le monde s'accordait à trouver belle à tomber par terre, bandante à s'en péter la braguette, du viagra fait femme, selon les personnes qui la côtoyaient. Elle n'était pas que belle, intelligente aussi, fine, perspicace, attentionnée. Ah, et riche !

Alors quoi ? Qu'est-ce qui pouvait faire que chaque homme sur lequel elle avait porté son dévolu, chaque homme qu'elle avait aimé d'un amour authentique et sincère, finisse inexorablement par se révéler un redoutable briseur de cœur épistolaire. Les lâches !

Elle avait bien sûr envisagé que son père, ou même son frère, sous quelque prétexte obscur, eussent écarté ses prétendants après leur avoir proféré des menaces suffisamment explicites pour qu'ils ne daignent plus la revoir.

Si elle avait su ! Dans les premiers temps, quand un mariage aurait été enfin envisageable, toute la famille soutenait l'amoureux du moment, lui prodiguant conseils et encouragements, ne voyant même pas que les premiers symptômes de la rupture se profilaient. Père, mère, frère, et même la sœur, de son côté, tous y mettaient une ardeur si touchante. Sans résultat pour autant, si bien qu'ils finissaient par tenir des paris sur le temps que tiendrait l'un ou l'autre avant de mettre les voiles, les plus grandes possibles. Résignés, il leur incombait ensuite de tenir à jour le planning des lamentations et de laisser leur épaule – réceptacle de larmes comme de coups de poings rageurs – à disposition de la pauvre éconduite.

En fait la réalité était plus simple que tout ce à quoi Suzanne aurait pu penser. Enfin, simple...

Quiconque a croisé Suzanne Tragonné est en mesure de dire à quel point son défaut peut poser problème. Car avant que son état ne mute, elle n'avait qu'un défaut, qui tenait en un seul mot : cyclothymie.

Pas de la cyclothymie bas de gamme, attention. Du lourd, du dur de chez dur, du pas croyable. Suzanne alternait sans transition phases d'euphories débordantes et colères cataclysmiques, si bien qu'il était impossible de savoir sur quel pied danser lorsqu'on était dans ses parages. Alors ses amants...

Il y avait ceux qui partaient à sa première représentation, de quelque registre qu'elle fut, et il y avait ceux qui trouvaient ça plutôt charmant au début, qui en redemandaient même – ceux là pouvaient en particulier compter sur un soutien inébranlable d'une famille admirative – avant de baisser les bras.

Suzanne n'avait jamais envisagé de consulter, bien qu'on lui eût conseillé à plusieurs reprises. Les rares qui s'y osèrent ne s'y essayèrent pas deux fois.

Elle ne voulait rien entendre. Elle estimait qu'elle avait du tempérament, c'était un fait, mais de là à se mettre à la merci de ces coupeurs de cheveux en quatre. Elle vivante, jamais, vous l'entendez !

J'en ai assez de vivre.

En ce qui la concernait, il ne s'agissait pas, mais alors pas du tout, de ces mots que l'on balance en l'air pour combler d'éventuelles absences. Non, Suzanne en avait vraiment assez de vivre. Pour autant, elle n'avait jamais osé couper ce fil ténu qui sépare la vie de la mort. Pas par manque de courage, ah non, pas elle. Pour tout dire, le temps allant avec son lot de déceptions sentimentales, amoureuses plutôt, Suzanne avait développé une paranoïa redoutable.

Elle se disait qu'ils n'attendaient que ça, tous, de la voir crever enfin. Ah, ils seraient tranquilles, hein, finis les pleurs, envolées les plaintes, terminés les bleus aux épaules, elle partie, plus besoin de faire semblant de compatir, elle partie c'était total bénef tout compte fait, ce serait le pactole assuré pour sa sœur, cette faux cul de première de m'as-tu vue de mes deux ; maintenant qu'Alexis était mort, le pauvre, le seul qui l'ait jamais comprise, alors qu'elle, cette sœur qui l'avait toujours jalousée, si elle décidait de se suicider, la salope elle toucherait l'héritage à elle toute seule quand les vieux se décideraient enfin à clamser, bougres de parvenus d'on ne sait où, péteux de culs serrés, farcis de principes à la con...

Ah, ça non, il n'était pas venu le jour de mourir ! Elle le trouverait l'homme de sa vie ! Mais pas aujourd'hui.

Aujourd'hui, Suzanne pleurait, à chaudes larmes. Elle tenait entre ses mains la dernière lettre de rupture en date, la cinquante-quatrième. Il aurait pu y en avoir bien d'autres. Seulement, après la trente-huitième, elle avait fait un break de deux ans dans sa recherche de l'âme sœur, histoire de faire le point.

Cette fois-ci, c'était différent. Oui, d'accord, elle disait ça à chaque fois, mais là, c'était vraiment différent. Tout était affaire de différences dans cette histoire d'amour. Il fallait voir comme il l'avait séduite – de la plus simple et la plus romantique manière qui soit.

Elle se sentait sereine malgré la mort tragique de son frère.

Ce jour là, elle était allé flâner au marché aux fleurs. Avant de le voir, elle avait entendu sa voix, douce mélodie à ses oreilles. « Excusez-moi, mademoiselle ». Elle s'était retournée. Il était là, un sourire éclatant, les joues presque rougissantes mais pourtant sûr de son fait, conquis, un magnifique bouquet de roses tendu vers elle. « Je vous ai vu et... j'ai su qu'il fallait que je vous les offre. ». C'était si romantique ! Oh, c'était comme dans cette vieille pub aux images ouatées, « Impuls, tout à coup un inconnu vous offre des fleurs... », oui, oui, ça avait la même saveur, sauf que ça se produisait vraiment, là, pour elle. C'était lui, ça ne faisait aucun doute. Enfin !

Mais le facteur venait de passer avec son lot de mots cruels et...

Là encore, c'était une affaire de différence. La lettre était empoisonnée. D'un poison rare, que son assassin avait choisi avec soin.

J'en ai assez de vivre.

Suzanne Tragonné ne mourrait pas aujourd'hui. La rareté coulait elle aussi dans ses veines sous la forme d'une enzyme dont la partie mortelle du poison ne parviendrait jamais à la tuer. Elle souffrirait, serait sans doute hospitalisée, mais elle ne mourrait pas.

Suzanne était imperméable à toute tentative qui aurait eu pour but de lui façonner un destin. Elle n'était jamais parvenue à ériger la vie dont elle rêvait. Alors... alors, il n'était pas né celui qui le ferait à sa place !

Il y aurait un jour, il y aurait une nuit. Il y aurait une cinquante-cinquième lettre pour les faire resplendir.

Des mecs qui assurentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant