- SCÈNE 1 -

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(Kyra, Estelle, Sharon, David, Valerie, des élèves)

   Matinée maussade.
   Bus peu rempli.
   Kyra y monte, retrouve Estelle. Elles échangent les habituelles banalités, puis se taisent mutuellement, appréciant la demi-heure de calme qui les sépare encore du bahut, de la cohue de ce lycée de banlieue mal entretenu.

KYRA. – Estelle, on a Philo, là ? Je me suis pas trompée de semaine ?
ESTELLE. – Non, t'inquiète, on a Philo. Première heure avec madame Sherbakova, franchement, ça me va bien...
KYRA. – La même. Je l'aime bien. Elle est vraiment gentille, même en tant que personne.

   (Sharon Sherbakova, d'origine tchécoslovaque, arrivée en France avec ses parents & sa sœur en tant que réfugiés politiques, à l'âge de quatre ans. Une femme aussi forte que touchante, avec laquelle les deux amies ont toujours eu un très bon feeling. Depuis leur entrée en Première, une relation de connivence intellectuelle & de confiance les lie à Sharon. Elle leur a permis de grandir, de mûrir. Cette femme est la preuve vivante qu'il existe encore des enseignants en or, bien que ceux-ci se fassent de plus en plus rares sous nos latitudes.)

   Kyra & Estelle traversent le Lycée.
   Elles attendent devant leur salle. Sharon tarde.
   08:05... 08:10... 08:15... Quinze minutes de retard : délai après lequel l'enseignant est implicitement & officieusement considéré comme absent par ses élèves.
   Tous s'en vont. Tous, sauf elles.
   Appuyée contre le mur, Kyra est dubitative. Sharon n'est pas du genre à ne pas venir, & encore moins sans prévenir de son absence. La jeune femme se tourne vers son amie, qui semble tout aussi perplexe.

KYRA. – Bon... Qu'est-ce qu'on fait ?
ESTELLE. – Je sais pas trop... On n'a pas eu d'info comme quoi elle serait absente, c'est bizarre.
KYRA. – Ouais. Je peux essayer d'aller voir en salle des profs pour demander si quelqu'un est au courant de quelque chose ou l'a vue.
ESTELLE. – Ok. Je t'attends ici, au cas où elle arriverait entre temps.
KYRA. – Ça marche, à tout'.

   D'un pas rapide et assuré, elle parcourt les couloirs désormais silencieux de l'établissement.
   Elle arrive devant la salle des profs, s'apprête à toquer.
   Sharon en sort, évidemment. L'enseignante sursaute, pâle.
   Elle est suivie de près par son mari. Ils ont l'air bizarre.

SHARON. – Ky... Kyra, qu'est-ce que tu fais là ?

   David saisit alors le bras de sa femme, y exerce une pression, forte, dominatrice. Ce geste, Kyra l'a vu.
   Il s'en va.

KYRA, déstabilisée. – Ahem... euh... je... Enfin, vu qu'il est 08:15, je comptais me renseigner, essayer de savoir si quelqu'un vous avait vue... Tout le monde est parti, donc je voulais savoir si on avait cours ou pas.
SHARON. – Ah, d'accord... Eh bah, oui. Oui, il y a cours.
KYRA. – Du coup, je vais chercher les autres en bas ?
SHARON. – Ouais, je veux bien, s'il te plaît...
KYRA. – Ok, j'y vais. Estelle attend devant votre salle.
SHARON, tirant les manches de son cardigan. – D'accord. M... merci, Kyra.

   Elle descend. Dans le grand hall, ses collègues se sont regroupés.

KYRA. – Les gars, ramenez-vous, elle est là.
ELEVE 1. – Oh putain, elle fait chier !
ELEVE 2. – Eh merde.

   Plus ça change, plus c'est pareil. Tous les mêmes. Sans relever leur manque de respect, Kyra remonte.
   Elle entre dans la salle & s'installe à sa place, à côté d'Estelle.
   Elle remarque que de profonds cernes marquent le visage de leur enseignante. Elle n'a pas dû passer une bonne nuit.

SHARON, s'apercevant que Kyra la dévisage. – Ils sont où ?
KYRA. – Ils arrivent...
ESTELLE. – T'en es sûre ? Parce qu'avec eux...
KYRA. – Honnêtement, je ne sais pas vous, mais moi, un cours à trois, ça ne me poserait aucun problème...

   Sharon, s'apprêtant sans doute à plussoyer son propos, se tait, voyant le reste de ses élèves arriver.
   Les heures, les jours, les semaines passent.
Sharon change. Quand ses cours étaient auparavant très vivants, ils manquent désormais d'entrain. L'enseignante dynamique et sympathique n'est plus que l'ombre d'elle-même.
   Quelque chose ne va pas, ne va plus.
   Profitant du trajet en bus, Kyra en touche deux mots à Estelle.

KYRA. – Elle est pas en forme, notre madame Sherbakova, en ce moment, non ?...
ESTELLE. – Ah, alors je ne suis pas folle : tu as remarqué aussi.
KYRA. – Oui. &, je sais pas si t'as vu, ou fait attention, mais je trouve qu'elle tire beaucoup sur ses manches... J'ai aussi l'impression qu'elle arrive souvent en boitant.
ESTELLE. – Non, j'ai pas fait gaffe...
KYRA. – Il se passe quelque chose... C'est pas dans ses habitudes d'être comme ça.
ESTELLE. – Tu crois que c'est quelque chose de grave ?
KYRA. – Je sais pas. J'ai le sentiment que ça le devient un peu plus chaque jour, que ça empire. Enfin, de toute évidence, on ne peut pas faire grand-chose.

   Une demi-heure et des conjectures vaines plus tard, les deux jeunes femmes descendent et rentrent chez elles.
   Kyra décide de passer un coup de fil à Valerie.

   (Valerie Smith, d'origine colombienne, est la sœur du père de Kyra. Ce dernier ne fait plus partie de leurs vies. Valerie est comme une seconde mère pour la jeune femme : elle est une des rares personnes sur lesquelles elle a toujours pu compter.)

VALERIE. – Allô ?
KYRA. – Valerie, c'est Kyra.
VALERIE. – Salut ma belle. Tu vas bien ?
KYRA. – Ouais, ça va... En fait, je t'appelle parce que j'ai besoin de ton avis par rapport à quelque chose.
VALERIE. – Dis-moi.
KYRA. – Je t'avais déjà parlé de madame Sherbakova ?
VALERIE. – Ta prof de Philo ?
KYRA. – Oui, c'est ça... J'ai l'impression qu'elle ne va pas très bien &... je sais pas trop quoi faire.
VALERIE. – « Qu'elle ne va pas très bien »... C'est-à-dire ?...
KYRA. – Elle se comporte de façon étrange... Comme si elle était toujours sur le qui-vive. En plus, elle boite, et je crois qu'elle a des cicatrices sur les bras... Elle tire beaucoup sur ses manches, c'est ça qui a attiré mon attention. Mais j'arrive pas à savoir si... si je dois vraiment m'inquiéter. Peut-être que c'est un simple tic, & que je commence à vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas... Val, je suis perdue.

L'Etau de mon âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant