- SCÈNE 8 -

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(Caroline, Kyra, Sharon)

   Veilles des vacances.
   Journées Portes Ouvertes. Kyra est bénévole.
   Elle récupère un badge à l'entrée & croise Caroline.

CAROLINE. – Kyra, tu es bénévole ?
KYRA. – Oui. Puisque je suis là... Bon, dites-moi ce que je peux faire pour me rendre utile. Il y a encore des choses à installer, là-haut ?
CAROLINE. – Je sais pas trop... Peut-être qu'une bénévole en plus pour aider Sharon ne serait pas de trop. Je sais pas ce qu'elle a : elle a l'air au trente-sixième dessous, ce matin... Ecoute, va voir avec elle. Il me semble qu'elle est en train de récupérer des manuels en 130.

   Caroline a donc été incapable de faire le rapprochement entre l'état de sa collègue & la dernière conversation qu'elle a eu avec Estelle & Kyra à ce propos...

KYRA, restant calme. – Ok, merci.

   La jeune femme se rend en salle 130.
   Elle y trouve effectivement Sharon, assise au bureau, classant des prospectus.
   Elle toque & entre.
   Sharon lève un instant les yeux de sa paperasse & lui lance un regard froid.
   La jeune femme comprend alors que le « trente-sixième dessous » de Caroline n'était qu'un euphémisme. Sharon est d'une pâleur morbide & maladivement cernée.
   Elle souffre, cela se voit.
   Kyra s'approche doucement, son enseignante s'apprête à se lever, mais elle l'arrête de suite, posant les deux mains sur le bureau & se penchant vers elle.

KYRA. – Restez assise... J'ai vu madame Morin, elle m'a dit de venir vous voir. Maintenant que je suis là, je vais me rendre utile. Dites-moi ce que je peux faire pour vous aider.
SHARON, désignant une table du doigt, fébrile. – D'accord... Hmm... Je... je veux bien que tu m'aides à bouger ça... & ensuite il faudra qu'on emmène les caisses de manuels en bas : j'arrive pas à les porter seule...
KYRA, lui lançant un regard tout aussi empathique que lourd de sens. – & vous savez tout aussi bien que moi pourquoi...

   Elle se contente de baisser les yeux, puis se lève.
   Elle peine à déplacer la table, même avec l'aide de Kyra.
   Elle tremble.
   La pièce agencée comme demandé, elles s'attaquent aux manuels.
   Sharon saisit une caisse mais la repose aussitôt, ayant manqué de s'effondrer sous son poids.
   Elle s'agrippe à la table, soupirant de rage.

KYRA. – Attendez, deux secondes... Laissez-moi faire...

   La jeune femme prend une autre caisse, en retire quelques livres qu'elle met dans la première, puis la donne à Sharon.

KYRA. – Celle-là sera moins lourde. On retransférera en bas.
SHARON. – ... Merci, Kyra...

   Les deux femmes sortent de la salle, marchant côte à côte.
   Sharon est toujours tremblotante & boiteuse.

KYRA. – ... Vous ne voulez toujours rien me dire ?...

   L'enseignante fait des efforts considérables pour éviter tout contact visuel avec son élève.

KYRA. – Non, attendez, stop, on s'arrête deux minutes.

   Kyra pose son carton sur un banc, Sharon l'imite & s'assoit, n'osant plus la regarder.
   Le couloir est désert.

KYRA. – Madame, écoutez... Il est pas là. Il est en bas avec tout le monde... Vous pouvez me dire ce que vous voulez. Vous ne risquez rien.

   Elle s'accroupit pour être à la hauteur de son enseignante & ne pas la dominer dans le cas où celle-ci chercherait son regard.

SHARON. – Non... Non, Kyra... Je ne peux pas. Pas ici. Je ne peux pas...
KYRA. – Madame, je vous en prie... De toute manière, il y aura toujours un prétexte... Si vous voulez vous en sortir, il faut que vous parliez. Personne ne peut le faire à votre place. On a beau savoir... si... si vous ne dites rien, personne ne pourra vous aider... Ça commence à vraiment se voir : votre état empire de jour en jour, vous dépérissez à vue d'œil... Même parmi les élèves qui vous connaissent mal, certains commencent à parler...

   Sharon jette un regard dévasté à Kyra, plaquant une main sur sa bouche & fondant subitement en larmes.

SHARON. – ... Pardon... Excuse-moi...
KYRA, posant une main hésitante sur sa jambe. – Regardez-moi...

   Les yeux dans ceux de la jeune femme, Sharon devient livide.
   Prise de haut-le-cœur, elle se lève & se précipite aux toilettes, s'agenouillant pour vomir.
   Kyra la suit &, une fois derrière elle, l'aide à retenir ses épais cheveux blonds. Tout en passant une main dans son dos.

KYRA. – Doucement, respirez... Je suis là, ça va aller...

   Après avoir vomi tripes & boyaux, Sharon se redresse, s'appuyant sur Kyra, toujours en larmes & prête à s'écrouler.
   Son état est déplorable.
   De peur qu'elle ne s'effondre à nouveau, Kyra la tient fermement par le bras pour sortir de la pièce.
   Elles regagnent leur banc.

KYRA. – Vous êtes au bout du rouleau... Madame, ça peut plus durer... Sérieusement, regardez-vous : vous n'en pouvez plus. Je sais ce qui se passe... Ce qu'il vous fait... Je... j'ai seulement besoin de vous l'entendre dire...

   Elle reste silencieuse durant d'interminables secondes.
   Kyra reste à côté d'elle, sa main dans la sienne.
   Blême, les sanglots parcourant leur chemin sur ses joues creuses, elle finit par rompre enfin le silence mortifère.

SHARON. – ... David... David me... Non. Kyra, non, je peux pas.
KYRA. – ... Ecoutez-moi... Vous... vous êtes une des femmes les plus fortes, les plus solides que je n'aie jamais rencontrées. Ce ne sont que des mots. Mais ces mots, si vous arrivez à les prononcer, si vous arrivez à me les confier, ces mots peuvent changer votre vie... Faites-moi confiance...

   Les larmes qui coulent sur le visage de l'enseignante redoublent de vigueur.
  Kyra s'en veut de lui infliger cela, or elle est consciente que c'est pour son bien.

SHARON. – ... David me frappe... &... & me viole, dès qu'il en a envie...

   Le cœur brisé, la jeune femme passe doucement un bras dans le dos voûté de son enseignante, laquelle se crispe aussitôt & tressaille.

KYRA. – Merci de m'avoir dit...

   Avant de poursuivre, elle attend que Sharon se calme un peu & reprenne son souffle.

KYRA. – Je vais vous laisser le temps de reprendre vos esprits, je serai avec vous, je ne vous laisserai pas tomber, c'est promis, mais... il y a des flics devant le Lycée. C'est l'occasion ou jamais... Il faut mettre un terme à votre calvaire, & il faut le faire aujourd'hui.
SHARON, frissonnant. – Kyra, non. Je peux pas, je vais me faire tuer. Si... si je parle, si je dis quoi que ce soit... c'est fini, je suis morte...

L'Etau de mon âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant