- SCÈNE 4 -

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(Kyra, Estelle, Sharon, Dolores)

   Heure d'Anglais. Kyra ne peut s'empêcher de repenser à l'interaction dont son amie & elles ont été témoins, plus tôt dans la journée. L'attitude de David a été violente. Il n'était pas simplement question de saluer sa femme.
   15:30. Leur journée est terminée.
   Elles décident de retenter leur chance auprès de Sharon. Elles ont des excuses à lui présenter. Sans être mal intentionnées pour autant, elles ont poussé le bouchon trop loin.

KYRA. – Tu penses qu'elle acceptera de nous parler ?
ESTELLE. – J'en sais rien... Pas sûr...
KYRA. – Il y a un truc avec Clark. T'as bien vu à quel point il était agressif, tout à l'heure...
ESTELLE. – Oui...
KYRA. – Tu penses que ce serait une bonne idée de parler de ça à quelqu'un ? Je voudrais un avis extérieur...
ESTELLE. – Peut-être. Le problème, c'est qu'on ne sait pas vraiment ce qui se passe. On sait rien, en fait. Si ça se trouve, elle va bien...
KYRA. – Mais putain, Estelle, tu te fous de qui ?! D'elle ou de moi ?! Elle s'est mise à pleurer ! Devant nous !... On est ses élèves, ce qui s'est passé n'est pas normal !
ESTELLE. – Oui, oui, non mais je suis d'accord, t'énerve pas... C'est pas ce que je voulais dire... Je disais ça dans le sens où elle pourrait « juste » avoir perdu quelqu'un, un proche, je sais pas...
KYRA. – & ses poignets ? le fait qu'elle tire constamment sur ses manches ? sa jambe ? Tu en fais quoi ? Elle se serait fait ça toute seule ?
ESTELLE. – Ça reste une option, Kyra...

   Elle n'a pas tort.
   Une dizaine de mètres les séparent de la salle de Sharon lorsque cette dernière en sort.
   Kyra & Estelle pressent le pas pour ne pas la manquer. L'enseignante les voit.

SHARON, discrètement, pour elle-même. – Oh c'est pas vrai...
KYRA. – Madame, s'il vous plaît... Je vous en supplie... Juste cinq minutes...

   L'enseignante ferme sa salle à clefs & se retourne vers elles. Elle croise les bras sans mot-dire, les transperçant d'un regard dur & froid.

KYRA. – On... on est sincèrement désolées... On ne voulait pas vous blesser, ce n'était vraiment pas le but. Nos mots nous ont dépassées.

   Le regard de Sharon change, s'adoucit légèrement. Les sanglots montent.

SHARON, réprimant ses larmes. – Non... Non, les filles, c'est moi qui suis désolée. Je n'aurais pas dû m'adresser à vous comme je l'ai fait. Je n'aurais pas dû vous parler comme ça. Vous vouliez bien faire & je vous ai envoyé promener. Je m'excuse.
ESTELLE. – C'est pas votre faute. On a été trop intrusives. On aurait juste pas dû se mêler de ce qui ne nous regarde pas.
KYRA. – Excusez-nous...
SHARON, d'une voix tremblante. – Vous êtes tout excusées... Mer... merci d'être venues me voir. Maintenant, je suis désolée, il faut vraiment que j'y aille. On se voit demain...

   Kyra se tient proche d'elle. Sharon établit un contact physique : elle attrape doucement son bras & le serre, imitant à la perfection – la menace en moins – le geste de son mari, il y a quelques semaines.
   La jeune femme croise le regard de l'enseignante, comprenant tout en un instant.
   Sharon s'empresse de fuir.
   Ce geste était la manifestation d'un besoin urgent de se faire aider, & l'espoir vain que quelqu'un y parvienne seulement.

ESTELLE. – T'as raison, il y a vraiment un truc qui va pas...
KYRA. – Estelle... Estelle, tu as vu ?... ce qu'elle vient de faire...
ESTELLE. – Oui.
KYRA. – Quand elle était en retard, un matin, & que j'étais allée voir en salle des profs... Je l'avais croisée avec Clark. Il lui avait fait exactement la même chose. Cette pression sur le bras...

   Elle marque une pause. Estelle demeure silencieuse également.

KYRA. – Je veux voir Dolores. Il faut que je la voie.
ESTELLE. – Ok. On y va là, tout de suite ?
KYRA. – Oui.

   (Dolores Reinhart. Si Kyra n'a pas disparu des radars, c'est grâce à cette femme. Elle a été celle qui ne l'a jamais lâchée, qui l'a toujours crue, qui n'a jamais minimisé. La confiance que Kyra place en elle est sans limite.)

   Estelle suit son amie.
   Une fois devant la porte de la salle, Kyra toque & entre aussitôt.

KYRA. – Dolores ?...
DOLORES. – Ouais ?
KYRA. – Je peux te parler ? C'est assez urgent.

    Dolores lève les yeux de son ordinateur, retire ses lunettes, pivote sur sa chaise & regarde Kyra d'un air sérieusement attentif.

DOLORES. – Kyra, je t'écoute...
KYRA. – On est inquiètes pour madame Sherbakova. Elle va pas bien du tout... Ça fait plusieurs semaines qu'elle est de plus en plus bizarre. Il se passe quelque chose, & j'ai le sentiment que c'est grave.
ESTELLE. – Assez grave pour qu'elle s'efforce de le cacher, par tous les moyens...
DOLORES. – D'accord, je comprends... Ecoutez, ce n'est pas contre vous, loin de là, mais si elle ne veut pas vous dire ce qui se passe, c'est son choix : il faut que vous respectiez ça.
KYRA. – Je sais. C'est pas pour ça que je t'en parle. On a conscience que sa vie privée ne nous regarde absolument pas. C'est pas ça, le problème... Le problème, c'est qu'elle se fait du mal. Quand... quand on parle avec elle, on a l'impression de... je sais pas... de parler à un fantôme. C'est comme si son corps hurlait silencieusement à l'aide.
ESTELLE. – Elle a peur, ça se voit. Elle est terrifiée... Kyra, dis-lui, ce qu'elle a fait...
KYRA. – Quand on est allées lui parler pour lui dire qu'on avait remarqué que quelque chose n'allait pas, elle s'est mise à pleurer.
DOLORES, gravement étonnée. – Elle a pleuré ? Ça m'étonne beaucoup d'elle. En toute franchise, je ne sais pas trop quoi vous dire...
KYRA. – On était avec elle, là, &... avant de partir, elle a agrippé mon bras...

   Kyra lui explique en détails, tâchant de rester calme.

KYRA. – Bref... On sait pas quoi faire. Tu pourrais lui parler ? La voir comme ça, voir son état empirer de jour en jour, ça fait mal...

   Les larmes montent aux yeux de la jeune femme.
   Elle s'est trop impliquée, mais il est désormais trop tard pour revenir en arrière. Il n'est pas question pour elle d'ignorer l'appel à l'aide de Sharon. L'idée de la perdre, elle aussi, la rend malade.

KYRA, passant une main sur son visage. – Pardon, je suis désolée...
ESTELLE. – Ça va aller, t'inquiète pas...
DOLORES, posant une main sincère sur l'épaule de son amie. – Kyra, t'en fais pas. J'entends bien ce que vous me dites, je vais essayer de faire quelque chose pour elle, d'accord ? Je vous tiendrai au courant.
KYRA. – Merci... Infiniment...

L'Etau de mon âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant