- SCÈNE 3 -

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(Kyra, Estelle, Sharon, David, Caroline)

   Kyra & Estelle se retrouvent dans le bus.

KYRA. – Salut. Ça va, toi ?
ESTELLE. – Ouais. Un peu mal à la tête en me levant, mais là, ça va mieux... Tu veux qu'on y aille à quelle heure, pour madame Sherbakova ? Plutôt cet aprem, non ?
KYRA. – Ah... Je pensais plutôt y aller ce matin...
ESTELLE. – Je sais pas trop... Le truc, c'est que ce serait con de lui pourrir sa journée. J'ai pas spécialement envie qu'elle se sente encore plus mal à cause de nous, quoi...
KYRA. – Là-dessus, je reconnais que t'as pas tort. Mais, d'un autre côté, si elle a besoin d'un peu de temps pour... je sais pas... souffler...
ESTELLE. – Tu sais quoi ? On coupe la poire en deux : on la chope à midi.
KYRA. – Bonne idée. C'est quand même triste de la voir dans cet état...
ESTELLE. – C'est clair... D'habitude, elle a l'air tellement solide... Preuve qu'elle reste humaine. Elle souffre en silence... Tu penses que si on lui parle, elle réagira ?
KYRA. – Oui. La connaissant, c'est sûr... Après, il faut pas non plus qu'on s'attende à ce qu'elle nous déballe toute sa vie, comme ça. Elle reste notre prof de Philo. Certes, elle nous fait confiance, mais là, c'est sa vie privée. Si on sait des choses, ce sera parce qu'elle l'aura décidé.
ESTELLE. – On est bien d'accord. Toujours est-il qu'on ne peut pas ignorer ce qui se passe.

   Midi. Estelle & Kyra gagnent leur salle de Philo. Elles appréhendent l'échange à venir.
   Elles aperçoivent Sharon, devant elles. Elle boite toujours.
   Soudain, David surgit de nulle part. Il attrape sa femme par le bras & l'entraîne dans sa salle. Les deux amies se stoppent aussitôt, échangeant un regard inquiet.
   De longues minutes s'écoulent sans qu'elles ne sachent quoi faire. C'est finalement lorsqu'il sort & quitte le bâtiment qu'elles osent s'approcher.
   Devant la porte, Kyra toque & fait un pas dans la pièce. Sharon lève les yeux vers elles, affichant sur son visage une expression fébrile qui leur était jusqu'alors inconnue.

SHARON. – Oui ?...
KYRA. – Bonjour...
SHARON. – Q... qu'est-ce que vous faites là, les filles ?
ESTELLE. – On peut vous parler ?
SHARON. – Oui... Oui, bien sûr...

   Elles entrent pleinement dans la pièce.
   Kyra ferme la porte derrière elle.
   Sharon s'assoit sur le dossier de sa chaise.
   Les deux élèves, fidèles à leur habitude, s'asseyent quant à elles sur la table faisant face au bureau de leur enseignante.

SHARON. – Je vous écoute. Vous avez des questions ?...
ESTELLE. – Oui...
KYRA, tâchant de ne pas être blessante. – L'autre jour, vous m'avez dit que vous alliez bien... Madame, je suis désolée, mais je sais que c'est faux... On le sait. Vous allez mal. Ça se voit : vous êtes pâle, cernée, vous avez des marques sur les poignets & vous boitez...

   Sharon tire sur ses manches.
   Kyra est parcourue d'un frisson.

ESTELLE. – Ecoutez... On ne va pas périphraser pendant cent-sept ans... Madame, on voit bien qu'il y a quelque chose qui ne va pas... On peut comprendre que vous n'ayez pas envie d'en parler, mais on vous connaît : en cachant ce qui se passe à tout le monde, vous vous isolez et vous vous faites encore plus de mal...
KYRA. – Voilà... On ne vous demande pas de nous dire ce qui se passe : ça ne nous regarde pas. Tout ce qu'on essaie de vous dire, c'est qu'on est sincèrement inquiètes pour vous.
ESTELLE. – On veut seulement vous aider, si on peut...

   L'enseignante lève les yeux au ciel, empêchant vainement un sanglot de dévaler sa joue. Elle plonge ensuite son visage dans ses mains.

KYRA, déstabilisée. – Madame...

   Sharon la transperce de son regard empli de larmes.

SHARON. – ... Sortez...
ESTELLE. – On est désolées, on ne voulait pas vous...
SHARON, se levant, leur ouvrant la porte. – Sortez !...

   Sans demander de reste, elles obéissent, impuissantes.
   Sharon referme aussitôt la porte & s'y adosse.
   Fondant en larmes, elle se laisse glisser au sol.
   La savoir dans cet état, par leur faute, leur fend le cœur.

KYRA, assourdissant sa voix, se tournant vers Estelle. – Merde. On fait quoi ?
ESTELLE. – On va chercher quelqu'un... Madame Morin ?
KYRA. – Ok...

   (Caroline Morin. Elle n'est pas spécialement proche de Sharon, mais en sa qualité de professeure principale, il est compréhensible qu'Estelle veuille la voir.)

   Les amies rejoignent rapidement sa salle, tout en espérant que Caroline y soit encore.
   Estelle entre dans la salle sans même prendre le temps de toquer.
   L'enseignante a le nez dans des copies.

ESTELLE. – Bonjour, on peut vous parler ? On a un problème...
CAROLINE. – Oh, euh... Bon, oui, dites-moi.
KYRA. – C'est madame Sherbakova. Elle ne va pas bien. On était avec elle, mais elle nous a demandé de partir avant de s'effondrer.
ESTELLE. – On l'a laissée, mais du coup, là, elle est toute seule dans sa salle, en larmes.
CAROLINE. – & ? Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ? Pourquoi est-ce qu'elle pleurait ?
ESTELLE. – On sait pas. C'est pour ça qu'on est là. Elle a besoin d'aide...
CAROLINE. – Malheureusement, les filles, je peux rien pour elle. Ce qui se passe ne regarde personne, & je n'en sais pas plus que vous. Enfin, à vrai dire, j'en sais même moins... Bon, vous voyez bien que j'ai des copies à corriger...
KYRA, estomaquée. – Vos copies... passent avant elle ?!

   Ne lui octroyant pas le moindre temps de réponse, la jeune femme fait volte-face & quitte la salle. Estelle la suit.
   Kyra se précipite aux toilettes.

KYRA, révoltée. – Estelle, je sais pas quoi faire. On peut pas la laisser comme ça !
ESTELLE, à fleur de peau. – Mais Kyra, qu'est-ce que tu veux faire de plus que ce qu'on a déjà fait ? Hein ?!...

   Estelle se tait, elle-même surprise par sa réaction.
   Kyra se penche au-dessus du lavabo, s'y agrippant & cherchant son propre regard dans le miroir.

ESTELLE, passant une main sur son front. – Pardon... Pardon, excuse-moi, je ne voulais pas...
KYRA. – Non, c'est pas grave. C'est moi. T'as raison : il n'y a rien d'autre à faire... Il faut juste que j'accepte ça. Ça me brise le cœur de la savoir dans cet état, c'est tout. Je me suis encore trop attachée...

   Il faut que Sharon puisse se confier à quelqu'un. Autrement, tout cela prendra encore plus d'ampleur.

L'Etau de mon âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant