- SCÈNE 18 -

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(Kyra, Sharon)

   Toujours allongée dans le canapé, Kyra profite de ce moment seule avec Sharon pour poser la question qui la taraude depuis un moment.

KYRA. – Sha... Sharon, j'ai une question...
SHARON. – Je t'écoute.
KYRA. – Tu peux me raconter... toute l'histoire ?
SHARON. – Quelle histoire ?
KYRA. – La tienne...
SHARON, exprimant la complexité de sa pensée par un soupir. – ... Toi d'abord... Promis, après, je te raconterai.
KYRA. – Ok.

   Ayant une confiance aveugle en Sharon, la jeune femme entame son récit.

KYRA. – Ma mère est française, mon père est colombien. Quand j'avais trois ans, il s'est rendu compte, comme ça, du jour au lendemain, qu'en fait il n'avait jamais voulu fonder une famille... Donc, ma mère m'a élevée seule. Valerie a aussi été là, mais ma mère n'a jamais été proche d'elle. Val venait me garder de temps en temps, Maman me laissait la voir, mais elle n'a jamais vraiment voulu de son aide. Quand il a abandonné le navire, Val a aussi coupé les ponts : elle ne voulait pas d'un tel lâche pour frère &, malgré la haine que ma mère lui vouait, Val a toujours été de son côté. Ce qu'il a fait, c'était de la trahison. Elles me l'ont toujours dit, aussi bien l'une que l'autre : on n'abandonne pas sa famille.
SHARON. – Pourquoi ta mère & Valerie ne s'entendent pas ?
KYRA. – Alors là... J'en ai jamais eu la moindre idée. C'est un truc qui doit remonter à avant ma naissance, mais on n'en a jamais parlé... En l'occurrence, ma mère a toujours été clean sur ce point : elle ne m'a jamais privée de la présence de Valerie dans ma vie. Du coup, on a fait notre petite vie ensemble. J'ai grandi entre ma mère & ma tante, & ça m'allait très bien. On a eu quelques coups durs, comme tout le monde : le décès des grands-parents, de certaines personnes de Colombie, qu'on connaissait finalement plus ou moins bien... Une cousine de Val, dont elle était très proche, s'est suicidée quand j'avais douze ans. Ça a été une période compliquée pour elle. Elle était très mal, mais elle a fini par sortir la tête de l'eau.
SHARON. – Elle avait quel âge, la cousine ?
KYRA. – Trente-neuf ans...
SHARON. – Ouf... c'est jeune... Trop jeune pour mourir...
KYRA. – Oui... Avec Maman, on allait en Colombie jusqu'à mes huit ans. Après ça, comme mes grands-parents étaient décédés, on n'y est plus retournées. Je sais que Val y va de temps en temps, mais beaucoup moins qu'avant. C'est un pays magnifique, mais le village était dangereux... Enfin bref. Tout allait bien jusqu'à il y a deux ans... Dolores t'a peut-être raconté ?
SHARON. – Non, pas vraiment. Enfin je sais que tu as eu une période vraiment compliqué, mais elle ne m'a pas dit grand-chose de plus par rapport à ça...
KYRA. – Ok. Bon, bah en fait, c'est parce qu'il a refait surface. Mon père. Je te passe les détails, mais en gros, il est revenu dans ma vie parce qu'il voulait que je le rejoigne en Colombie. Je me suis laissée avoir par des beaux discours, des « tu me manques » plus hypocrites les uns que les autres, jusqu'au jour où il a voulu me forcer à prendre un avion pour le pays. J'ai refusé, & il m'a pourri la vie. A ce moment-là... Bon, c'est pas vraiment comparable, mais disons que j'ai réagi un peu comme toi... Je me suis repliée sur moi-même, je n'avais plus confiance en personne si ce n'est en Val & ma mère, & je voulais juste qu'on me laisse moisir dans un coin, jusqu'à la mort. Que plus personne ne me prête attention... Mes notes ont périclité, j'ai perdu tous mes amis, je me suis isolée au-delà du raisonnable. Cette période de ma vie, c'était juste l'enfer. J'étais irrécupérable. Mais, va savoir comment, Dolores m'a récupérée. Elle m'a d'abord envoyé des tas de mails, auxquels je ne répondais pas ; elle a tenté les conversations de fin d'heure, vainement ; les convocations avec l'infirmière, mais ça ne donnait rien : j'y allais jamais. Quand j'y repense, je m'en veux : je lui en ai fait voir des vertes & des pas mûres alors qu'elle se démenait juste pour m'aider. Ensuite, il y a eu les SMS. Avec le recul, je me dis que c'est ça qui m'a sauvé. Elle m'a littéralement harcelée, pendant des semaines. Elle m'écrivait minimum trois fois par jours, plus encore quand elle voyait que j'étais absente. Elle savait si je lisais ou non ses messages, alors je pense qu'elle ne s'attendait pas spécialement à ce que je réponde : elle devait juste vouloir s'assurer que j'étais vivante. Au début, je l'ai vraiment très mal pris. Je l'ai maudite pour avoir fait ça. Je l'ai insultée, à plusieurs reprises. Je l'ai envoyé chier avec une violence... Bref, un jour, j'ai cédé. La veille, je lui avais demandé ce qu'il lui été tant arrivé pour qu'elle m'étouffe à ce point, & elle m'avait répondu avec une transparence déconcertante. Elle m'avait tout raconté, de A à Z. Je sais même pas si, toi, t'es au courant de ça...
SHARON. – Je sais que ses parents l'ont abandonnée quand elle était au Lycée, mais je n'en sais pas plus.
KYRA. – Je te fais confiance... Elle a fait une TS. La cicatrice sur son bras gauche, c'est ça. Elle a arrêté au moment où le sang a commencé à couler, pour finalement prendre une revanche sur la vie... En... en me confiant ça, elle m'a sauvée... Elle n'avait jamais rien su de ce que je traversais, même en étant ma prof principale. Ma mère n'avait jamais eu l'occasion de lui en parler : elle avait trop à faire en démarche administrative & judiciaires contre mon père. & Valerie ne se serait pas permis de l'en informer. Donc, le jour qui a suivi ce fameux soir, quand je l'ai vue, j'ai craqué. Je me suis effondrée. Elle a viré tout le monde, m'a prise par la main & m'a entraînée dans sa salle. On était seules toutes les deux, & j'ai été complètement submergée. Alors elle m'a prise dans ses bras &... je sais que la veille encore, je l'aurais haïe pour ce geste, mais ce jour-là, à ce moment précis, il m'a été salvateur. J'ai mis une grosse demi-heure avant de me calmer & de pouvoir lui raconter... Ce jour-là, elle m'a sauvé la vie. J'ai continué à aller mal pendant un moment, mais si je m'en suis sortie, c'est grâce à elle. En Première, Dolores m'avait encore en cours, & je t'ai eue, toi. A vous deux, vous m'avez permis de raccrocher, de me ressaisir, & d'avancer. & puis Estelle est arrivée. Elle aussi, elle m'a énormément aidée. Comme on était un peu seules toutes les deux, disons qu'on s'est assez vites trouvées. On a aussi réussi à se faire quelques autres bons amis, & maintenant tout va mieux... Voilà, je pense que je t'ai tout dit, du moins dans les grandes lignes...
SHARON, soupirant, émue. – Merci... de m'avoir confié tout ça. Ça me touche, vraiment...
KYRA. – C'est normal. Tu as bien le droit de savoir. & puis, je n'aurais pas osé t'en parler si je n'avais pas une entière confiance en toi...

L'Etau de mon âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant