XV

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        Le soleil commençait à disparaître quand Tavier rentra chez lui. Émilie suspectait qu'il soit resté quelques temps supplémentaires dans son atelier, à tailler une de ces horribles statuettes. Elle n'était pas loin de la vérité, car Tavier avait effectivement avec lui un objet franchement taillé par ses soins. En revanche, il ne s'agissait pas d'une Aurore Farelle. Émilie n'en savait rien, mais cela aurait été préférable. A la place, Tavier tenait dans sa main droite un étrange masque, d'un bois gris, ou teint en gris, dans la pénombre elle ne pouvait faire la différence. L'objet semblait si simple, mais porteur d'un lourd symbole. Émilie ne s'en préoccupa pas, bien qu'elle ait eu déjà rencontré ce genre de masque auparavant, lors de rares occasions, dont une aujourd'hui-même. Ce masque n'avait et n'aura aucune importance à ses yeux. Puisqu'après tout, c'était son jour de bonheur. Sa mission allait s'achever, ici et maintenant. Tavier s'assit à son bureau, ne remarquant même pas la présence des deux étrangères dans son domicile. Émilie n'avait pas pris la peine de se cacher, elle s'était simplement mise dans un coin sombre de la pièce. Son amie était derrière un meuble. Tavier fixait le mur, ne touchant à rien sur son bureau. Il enfila son masque alors qu'Émilie approchait derrière lui.

— S'il vous plaît. Utilisez-la pour transpercer mon cœur.

        Émilie s'immobilisa. En premier lieu, Tavier avait remarqué sa présence. Certes, elle n'était pas spécialement bien cachée, mais jusqu'à présent l'artisan n'avait montré aucun signe de soupçon. Décidemment, cet homme cachait bien son jeu, avec ou sans masque sur la tête. Et dans un second temps, il lui avait précisé de le tuer en poignardant son cœur. Peut-être souhaitait-il mourir rapidement et sans douleur. Peut-être redoutait-il qu'on le torture à mort avec sa propre création. Mais la raison la plus probable, était qu'il voulait commettre un blasphème ultime.

        Il n'y avait aucune religion pour dominer l'Empire de Reven Terwin, simplement quelques principes fondamentaux. Jamais ils ne furent explicitement décrits, mais les trois générations d'Archi-Mages et leurs trois siècles de règne suffirent à les ancrer dans l'esprit du peuple. Tout d'abord, l'autorité des Archi-Mages est absolue et ne peut être remise en cause. Deuxièmement, la chute des Dragons et la création de l'Empire marquent l'an zéro de notre humanité. Tout événement ou fait historique se déroulant avant cette date ne doit être évoqué qu'avec parcimonie. Et dernièrement, pour que la Magie, présente dans chacun mais maîtrisée par une poignée, puisse se partager avec le monde et rejoindre le premier Archi-Mage, le cœur des morts doit être extrait entier et brûlé. Pour être honnête, Émilie ne s'en était jamais vraiment préoccupé. Bien sûr, elle y croyait, mais elle ne pensait pas que ses cibles méritaient un tel hommage. Mais pour la première fois, on lui demandait expressément d'empêcher cet accomplissement. Tavier refusait d'accéder à ce privilège ultime.

         Cependant, malgré ce flux ininterrompu de questions, Émilie se concentra sur sa volonté. Elle se concentra sur son jour de bonheur. Elle prit une grande inspiration, trahissant pour de bon sa présence. Le corps de Tavier resta totalement immobile. Son destin était déjà scellé, et il le savait. Émilie affermit sa prise sur l'Amena, s'approcha encore plus de Tavier, et le poignarda. En plein cœur. Ce faisant, elle renforça d'autant plus le sceau posé sur son destin. Mais au contraire du tailleur de bois, elle n'en savait rien.

[OLD] Le Jour de Bonheur d'ÉmilieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant