[OLD] Le Jour de Bonheur d'Émilie

VIII

— Oh non, des clients, des clients... Des clientes même, je ne sais jamais y faire moi, oh non... Il y a des clientes et moi j'étais en train de... Pitié, ne me dîtes pas que je vous ai fait patienter, je vous en prie.

         Benjamin Tavier n'avait rien d'un criminel. Replié sur lui-même, petites lunettes mal nettoyées, calvitie très prononcée, visage renfermant un profond embarras, et vêtements soit trop grands, soit trop petits, il combinait tous les aspects de la parfaite victime. Plutôt que de demander son assassinat, on voudrait plutôt lui partager notre compassion pour toutes les misères qu'il a pu subir au cours de son existence, pour tout le mal qu'on a pu lui causer, que la vie a pu lui causer. Mais Émilie, forgée par de nombreuses années d'expérience, n'était nullement atteinte par toutes ses apparences. Elle devait le tuer, et ça serait fait. D'ailleurs, elle aurait pu exécuter sa tâche dès maintenant, il n'y avait aucun témoin et elle avait en tête plusieurs méthodes pour se débarrasser du corps. C'est ce qu'elle aurait fait auparavant. Mais aujourd'hui, c'était son jour de bonheur, et elle comptait bien mettre toutes les chances de son côté. Avant de commettre son acte, elle devait se renseigner sur lui. Heureusement pour elle, son amie prenait très à cœur son rôle :

— Du tout mon bon monsieur ! Nous sommes arrivées il y a à peine quelques minutes et nous étions totalement absorbées par votre travail ! Cet endroit respire le... Comment dire... Respire le formidable !

— Oh, tant mieux, tant mieux. Voyez-vous j'étais à l'arrière en train de travailler sur de nouvelles pièces, alors je ne vous ai pas entendues...

— Toujours à l'œuvre, on le voit tout de suite sur votre visage !

— Oh non, j'ai encore des copeaux dans les sourcils c'est ça...

— Mais non ! Euh... Si ! Mais ça vous donne un air... Passionné ! Un air d'artiste !

— Ah. Euh, très bien, si vous aimez comme ça. Oh, quel malpoli je fais. Je me présente : Benjamin Tavier, tailleur de bois, à votre service.

— Monsieur Tavier, je vous présente Emilie !

         Émilie ne s'était pas attendu à cette réplique. Voyant que son amie commençait à captiver l'attention du tailleur, elle s'était faite discrète et était sur le point de s'éclipser. Prise de court, et soudain affligée d'un immense sentiment de gêne, elle resta figée sur place, afficha son sourire le plus médiocre, et, sans trop savoir pourquoi, accompagna le tout d'une petite courbette sans élégance.

— Ravi de vous rencontrer mademoiselle. Et vous, comment vous appe...

— Monsieur Tavier, je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer votre collection de figurines d'animaux, près de l'entrée. Est-ce que vous pourriez me renseigner ?

— Ah, euh, bien sûr. Suivez-moi. Ah, vous y allez toute seule, c'est bien. Mais euh, pourquoi donc retournez-vous mon petit panneau ? Maintenant c'est affiché « fermé » dehors...

— Vraiment vos travaux sont splendides ! C'est si... Exotique ! Mais voyez-vous, je suis très attachée à Dradon et ses alentours. Par conséquent, mon répertoire d'espèces animales est des plus restreint ! Tenez, cette espèce de boules de poils sur la droite par exemple. Qu'est-ce que c'est ?

— C'est... C'est un écureuil roux...

— Mais c'est incroyable ! Écureuil roux... Écureuil roux... Je veux tout savoir à son sujet ! En avez-vous vu un ? Combien de livres avez-vous dû lire à son sujet ? Avez-vous utilisé un modèle pour le sculpter ? Où avez-vous dû voyager pour en voir ? Pourquoi...

         Émilie estimait que son amie pouvait encore poser une dizaine de questions comme celles-ci. Tavier se sentira probablement obligé d'y répondre, et elle n'aurait qu'à répéter le même schéma sur d'autres figurines, jusqu'à ce qu'Émilie finisse son inspection. Mais ça ne passait jamais comme ça avec elle. Comme elle disait, il faut toujours « varier les plaisirs », au lieu de suivre une voie simple mais efficace. Dans tous les cas, Émilie avait devant elle plus d'heures qu'il n'en fallait pour récolter des informations sur sa cible.