Partie 1 chap 1

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Ce jour-là, Thierno l'avait encore battu. Cependant, Samba Diallo savait son verset.
Simplement sa langue lui avait fourché. Thierno avait sursauté comme s'il eût marché sur une des dalles incandescentes de la géhenne promise aux mécréants. Il avait saisi Samba Diallo au gras de la cuisse, l'avait pincé du pouce et de l'index, longuement. Le petit enfant avait haleté sous la douleur, et s'était mis à trembler de tout son corps. Au bord du sanglot qui lui nouait la poitrine et la gorge, il avait eu assez de force pour maîtriser sa douleur ; il avait répété d'une pauvre voix brisée et chuchotante, mais correctement, la phrase du saint verset qu'il avait mal prononcée.
La rage du maître monta d'un degré :
— Ah !... Ainsi, tu peux éviter les fautes ? Pourquoi donc en fais-tu ?... Hein... pourquoi ?
Le maître avait abandonné la cuisse ; maintenant il tenait l'oreille de Samba Diallo. Ses ongles s'étaient rejoints à travers le cartilage du lobe qu'ils avaient traversé. Le garçonnet, bien qu'il eût fréquemment subi ce châtiment, ne put s'empêcher de pousser un léger gémissement.
— Répète !... Encore !... Encore !...
Les ongles du maître s'étaient déplacés et avaient poinçonné le cartilage en un autre endroit. L'oreille, déjà blanche de cicatrices à peine guéries, saignait de nouveau. La gorge nouée, les lèvres sèches, Samba Diallo tremblait de tout son corps et s'ingéniait à répéter correctement son verset, à refréner les râles que la douleur lui arrachait.
— Sois précis en répétant la Parole de ton Seigneur... Il t'a fait la grâce de descendre Son Verbe jusqu'à toi. Ces paroles, le Maître du Monde les a véritablement prononcées. Et toi, misérable moisissure de la terre, quand tu as l'honneur de les répéter après lui, tu te négliges au point de les profaner. Tu mérites qu'on te coupe mille fois la
langue...
— Oui... Maître... Grâce... Je ne me tromperai plus. Écoute...
Une fois encore, tremblant et haletant, il répéta la
phrase étincelante. Ses yeux étaient implorants, sa voix mourante, son petit corps était moite de fièvre, son cœur battait follement. Cette phrase qu'il ne comprenait pas, pour laquelle il souffrait le martyre, il l'aimait pour son mystère et sa sombre beauté. Cette parole n'était pas comme les autres. C'était une parole que jalonnait la souffrance, c'était une parole venue de Dieu, elle était un miracle, elle était telle que Dieu lui-même l'avait prononcée. Le maître avait raison. La parole qui vient de Dieu doit être dite exactement, telle qu'il Lui avait plu de la façonner. Qui l'oblitère mérite la mort...
L'enfant réussit à maîtriser sa souffrance. Il répéta la phrase sans broncher, calmement, posément, comme si la douleur ne l'eût pas lanciné.
Le maître lâcha l'oreille sanglante. Pas une larme n'avait coulé sur le fin visage de l'enfant. Sa voix était calme et son débit mesuré. La Parole de Dieu coulait, pure et limpide, de ses lèvres ardentes. Sa tête endolorie était bruissante. Il contenait en lui la totalité du monde, ce qu'il a de visible et ce qu'il a d'invisible, son passé et son avenir. Cette parole qu'il enfantait dans la douleur, elle était l'architecture du monde, elle était le monde même.
Le maître qui tenait maintenant une bûche ardente tirée du foyer tout proche regardait et écoutait l'enfant. Mais pendant que sa main menaçait, son regard avide admirait et son attention buvait la parole du garçonnet. Quelle pureté et quel miracle ! Cet enfant, véritablement, était un don de Dieu. Depuis quarante ans qu'il s'était voué à la tâche, combien méritoire, d'ouvrir à Dieu l'intelligence des fils de l'homme, le maître n'en avait jamais rencontré qui, autant que ce garçon et par toutes ses dispositions, attendît Dieu d'une telle âme. Tant qu'il vivra avec Dieu, cet enfant, ainsi que l'homme qu'il deviendra, pourra prétendre — le maître en était convaincu – aux niveaux les plus élevés de la grandeur humaine. Mais, inversement, la moindre éclipse... Mais à Dieu ne plaise, le maître chassait cette éventualité de toute la force de sa foi. Toujours en considérant l'enfant, il fit une courte prière, mentalement : « Seigneur, n'abandonne jamais l'homme qui s'éveille en cet enfant, que la plus petite mesure de ton empire ne le quitte pas, la plus petite partie du temps... »
« Seigneur, songeait l'enfant en psalmodiant son verset, Ta Parole doit être prononcée telle que Tu l'as parlée... »
La bûche ardente lui roussit la peau. Sous la brûlure, il bondit, secoua spasmodiquement la chemise légère qu'il portait et se rassit, jambes croisées, yeux baissés sur sa tablette, à quelques pas du maître. Reprenant le verset, il rectifia le lapsus.
— Ici, approche ! Tant que de vaines pensées te distrairont de la Parole, je te brûlerai... Sois attentif : tu le peux. Répète avec moi : « Dieu, donnez-moi. »
— Dieu, donnez-moi l'attention...
— Encore...
— Dieu, donnez-moi l'attention...
— Maintenant, reprends ton verset.
L'enfant, tremblant et soumis, reprit la psalmodie passionnée du verset incandescent. Il le répéta jusqu'au bord de l'inconscience.
Le maître, rasséréné, était plongé dans ses prières. L'enfant savait sa leçon du matin.
Sur un signe du maître, il avait rangé sa tablette. Mais il ne bougeait pas, absorbé dans l'examen du maître qu'il voyait maintenant de profil. L'homme était vieux, maigre et émacié, tout desséché par ses macérations. Il ne riait jamais. Les seuls moments d'enthousiasme qu'on pouvait lui voir étaient ceux pendant lesquels, plongé dans ses méditations mystiques, ou écoutant réciter la Parole de Dieu, il se dressait tout tendu et semblait s'exhausser du sol, comme soulevé par une force intime. Les moments étaient nombreux par contre où, poussé dans une colère frénétique par la paresse ou les bévues d'un disciple, il se laissait aller à des violences d'une brutalité inouïe. Mais ces violences, on l'avait remarqué, étaient fonction de l'intérêt qu'il portait au disciple en faute. Plus il le tenait en estime, plus folles étaient ses colères. Alors, verges, bûches enflammées, tout ce qui lui tombait sous la main servait au châtiment. Samba Diallo se souvenait qu'un jour, pris d'une colère démente, le maître l'avait précipité à terre et l'avait furieusement piétiné, comme font certains fauves sur leur proie.
Le maître était un homme redoutable à beaucoup d'égards. Deux occupations remplissaient sa vie : les travaux de l'esprit et les travaux des champs. Il consacrait aux travaux des champs le strict minimum de son temps et ne demandait pas à la terre plus qu'il ne faut pour sa nourriture, extrêmement frugale, et celle de sa famille, sans les disciples. Le reste de son temps, il le consacrait à l'étude, à la méditation, à la prière et à la formation des jeunes gens confiés à ses soins. Il s'acquittait de cette tâche avec une passion réputée dans tout le pays des Diallobé. Des maîtres venant des contrées les plus lointaines le visitaient périodiquement et repartaient édifiés. Les plus grandes familles du pays se disputaient l'honneur de lui envoyer leurs garçons. Généralement, le maître ne s'engageait qu'après avoir vu l'enfant. Jamais aucune pression n'avait pu modifier sa décision, lorsqu'il avait refusé. Mais il arrivait qu'à la vue d'un enfant, il sollicitât de l'éduquer. Il en avait été ainsi pour Samba Diallo.
Deux ans auparavant, le garçonnet revenait avec son père, par la voie du fleuve, d'un long voyage à travers les capitales du Diallobé ; lorsque le bateau qui les transportait avait accosté, une nombreuse affluence était accourue dans la cabine qu'occupait le père du garçon. Les visiteurs qui se succédaient venaient courtoisement saluer ce fils du pays que ses fonctions administratives maintenaient, de longues périodes durant, loin de son terroir.
Le maître était venu parmi les derniers. Quand il pénétra dans la cabine, Samba Diallo était juché sur les genoux de son père, lui-même assis sur un fauteuil. Deux autres hommes étaient là : le directeur de l'école régionale et le cousin de Samba Diallo, qui était le chef coutumier de la province. À l'entrée du maître, les trois hommes s'étaient levés. Le père de Samba Diallo avait pris le maître par le bras et l'avait forcé à s'asseoir sur le fauteuil qu'il venait de quitter lui-même.
Les trois hommes s'étaient longuement entretenus des sujets les plus divers, mais leurs propos revenaient régulièrement sur un sujet unique : celui de la foi et de la plus grande gloire de Dieu.
— Monsieur le directeur d'école, disait le maître, quelle bonne nouvelle enseignez-vous donc aux fils des hommes pour qu'ils désertent nos foyers ardents au profit de vos écoles ?
— Rien, grand maître... ou presque. L'école apprend aux hommes seulement à lier le bois au bois... pour faire des édifices de bois...
Le mot école, prononcé dans la langue du pays, signifiait bois. Les trois hommes sourirent d'un air entendu et légèrement méprisant à ce jeu de mots classique à propos de l'école étrangère.
— Les hommes, certes, doivent apprendre à se construire des demeures qui résistent au temps, dit le maître.
— Oui. Cela est vrai surtout de ceux qui, avant l'arrivée des étrangers, ne savaient point construire de maisons.
— Vous-même, chef des Diallobé, ne répugnez- vous pas à envoyer vos enfants à l'école étrangère ? — À moins de contrainte, je persisterai dans ce refus, maître, s'il plaît à Dieu.
— Je suis bien de votre avis, chef – c'est le directeur de l'école qui parlait –, je n'ai mis mon fils à l'école que parce que je ne pouvais faire autrement. Nous n'y sommes allés nous-mêmes que sous l'effet de la contrainte. Donc, notre refus est certain... Cependant, la question est troublante. Nous refusions l'école pour demeurer nous-mêmes et pour conserver à Dieu sa place dans nos cœurs. Mais avons-nous encore suffisamment de force pour résister à l'école et de substance pour demeurer nous-mêmes ?
Un silence lourd s'établit entre les trois hommes. Le père de Samba Diallo, qui était resté méditatif, parla lentement, selon son habitude, en fixant le sol devant lui, comme s'il s'adressait à lui-même.
— Il est certain que rien n'est aussi bruyamment envahissant que les besoins auxquels leur école permet de satisfaire. Nous n'avons plus rien... grâce à eux, et c'est par là qu'ils nous tiennent. Qui veut vivre, qui veut demeurer soi-même, doit se compromettre. Les forgerons et les bûcherons sont partout victorieux dans le monde et leur fer nous maintient sous leur loi. S'il ne s'agissait encore que de nous, que de la conservation de notre substance, le problème eût été moins compliqué : ne pouvant les vaincre, nous eussions choisi de disparaître plutôt que de leur céder. Mais nous sommes parmi les derniers hommes au monde à posséder Dieu tel qu'il est véritablement dans Son Unicité... Comment Le sauver ? Lorsque la main est faible, l'esprit court de grands risques, car c'est elle qui le défend...
— Oui, dit l'instituteur, mais aussi l'esprit court de grands risques lorsque la main est trop forte.
Le maître, tout à sa pensée, leva lentement la tête et considéra les trois hommes.
— Peut-être est-ce mieux ainsi ? Si Dieu a assuré leur victoire sur nous, c'est qu'apparemment, nous qui sommes Ses zélateurs, nous l'avons offensé. Longtemps, les adorateurs de Dieu ont gouverné le monde. L'ont-ils fait selon Sa loi ? Je ne sais pas... J'ai appris qu'au pays des blancs, la révolte contre la misère ne se distingue pas de la révolte contre Dieu. L'on dit que le mouvement s'étend, et que, bientôt, dans le monde, le même grand cri contre la misère couvrira partout la voix des muezzins. Quelle n'a pas dû être la faute de ceux qui croient en Dieu si, au terme de leur règne sur le monde, le nom de Dieu suscite le ressentiment des affamés ?
— Maître, votre parole est terrible. Que la pitié de Dieu soit sur nous, proféra le père de Samba Diallo après un silence... Mais faut-il pousser nos enfants dans leur école ?
— Il est certain que leur école apprend mieux à lier le bois au bois et que les hommes doivent apprendre à se construire des demeures qui résistent au temps.
— Même au prix de Son Sacrifice ?
— Je sais aussi qu'il faut Le sauver. Il faut construire des demeures solides pour les hommes et il faut sauver Dieu à l'intérieur de ces demeures. Cela, je le sais. Mais ne me demandez pas ce qu'il faut faire demain matin, car je ne le sais pas.
La conversation dura ainsi, morne et entrecoupée de grands silences. Le pays Diallobé, désemparé, tournait sur lui-même comme un pur- sang pris dans un incendie.
Le maître, dont le regard était revenu à diverses reprises sur Samba Diallo, attentif et silencieux, demanda en le désignant du doigt à son père :
— Quel âge a-t-il ?
—Sixans.
— Encore un an et il devra, selon la Loi, se mettre en quête de notre Seigneur. Il me plairait d'être son guide dans cette randonnée. Voulez- vous ? Votre fils, je le crois, est de la graine dont le pays des Diallobé faisait ses maîtres.
Après un silence, il ajouta :
— Et les maîtres des Diallobé étaient aussi les maîtres que le tiers du continent se choisissait pour guides sur la voie de Dieu en même temps que dans les affaires humaines.
Les trois hommes s'étaient recueillis. Le père du garçon parla :
— S'il plaît à Dieu, maître, je vous confie mon fils. Je vous l'enverrai dès l'année prochaine, quand il sera en âge et que je l'aurai préparé.
L'année suivante en effet, Samba Diallo, conduit par sa mère, revenait au maître qui prit possession de lui, corps et âme. Désormais et jusqu'à ce qu'il eût achevé ses humanités, il n'appartenait plus à sa famille.

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant