— Adèle, appela Samba Diallo.
—Oui.
— Je crois que je les hais.
Elle lui prit le bras et l'obligea à marcher. L'automne avait mûri, puis pelé les frondaisons des arbres. Un petit vent aigrelet chassait les promeneurs des quais. Adèle poussa Samba Diallo vers le passage clouté. Ils traversèrent la chaussée et se dirigèrent vers un café.
— Je ne les hais pas comme, peut-être, tu penses, à la manière de ton grand-père, par exemple. Ma haine est plus compliquée. Elle est douloureuse. C'est de l'amour rentré.
Ils pénétrèrent dans le café presque vide et prirent une table, dans un coin.
— Que désirez-vous qu'on vous serve ?
Le garçon attendait. Ils commandèrent deux
cafés et demeurèrent silencieux, jusqu'à son retour. Ayant servi, il partit.
— Ma haine est une rédhibition d'amour. Je les ai aimés trop tôt, imprudemment, sans les connaître assez. Tu comprends ? Ils sont d'une nature étrange. Ils n'inspirent pas des sentiments simples. Nul ne devrait se lier à eux sans les avoir bien observés, au préalable.
— Oui. Mais ils n'en laissent pas le temps aux gens qu'ils conquièrent.
— Alors, les gens qu'ils conquièrent devraient se tenir sur leurs gardes. Il ne faut pas les aimer. Les haines les plus empoisonnées sont celles qui naissent sur de vieilles amours. Est-ce que tu ne les hais pas ?
— Je ne sais pas, répondit-elle.
— Je crois que tu les aimes. Il me semble que, de prime abord, on ne peut pas ne pas les aimer, malgré leurs procédés.
— Raconte-moi comment ils t'ont conquis, demanda-t-elle.
Elle en profita pour quitter la chaise qu'elle occupait, et s'installa tout contre Samba Diallo, sur la banquette.
— Je ne sais pas trop. C'est peut-être avec leur alphabet. Avec lui, ils portèrent le premier coup rude au pays des Diallobé. Longtemps, je suis demeuré sous la fascination de ces signes et de ces sons qui constituent la structure et la musique de leur langue. Lorsque j'appris à les agencer pour former des mots, à agencer les mots pour donner naissance à la parole, mon bonheur ne connut plus de limites.
« Dès que je sus écrire, je me mis à inonder mon père de lettres que je lui écrivais et lui remettais en main propre, afin d'éprouver mon savoir nouveau, et de vérifier, le regard fixé sur son visage pendant qu'il lisait, qu'avec mon nouvel outil, je pouvais lui transmettre ma pensée sans ouvrir la bouche. J'avais interrompu mes études chez le maître des Diallobé au moment précis où il allait m'initier enfin à la compréhension rationnelle de ce que, jusque-là, je n'avais fait que réciter, avec émerveillement il est vrai. Avec eux, voilà que, subitement, j'entrais de plain-pied dans un univers où tout était, de prime abord, compréhension merveilleuse et communion totale...
— Le maître des Diallobé, quant à lui, avait pris tout son temps. Voulant t'apprendre Dieu, il croyait avoir, pour cela, jusqu'à sa mort.
— C'est cela même, Adèle. Mais ils... Mais ils s'interposèrent et entreprirent de me transformer à leur image. Progressivement, ils me firent émerger du cœur des choses et m'habituèrent à prendre mes distances du monde.
Elle se serra davantage contre lui.
— Je les hais, dit-elle.
Samba Diallo tressaillit et la regarda. Elle était
adossée de tout le poids de son corps sur lui et regardait la rue, les yeux mi-clos.
Un trouble étrange envahit Samba Diallo. Doucement, il la repoussa. Elle cessa de s'adosser à lui, et lui fit face.
— Il ne faut pas, Adèle, dit-il.
— Il ne faut pas quoi ?
— Il ne faut pas les haïr.
— Alors, tu dois m'apprendre à pénétrer dans le
cœur du monde.
— Je ne sais pas si on retrouve jamais ce chemin, quand on l'a perdu, dit-il, pensivement.
Il sentit qu'elle s'écartait de lui, et la regarda. Maintenant, elle pleurait silencieusement. Il lui prit la
main, mais elle se leva.
— Il faut que je rentre maintenant, dit-elle.
— Je t'accompagne.
Ils sortirent du café et Samba Diallo héla un taxi.
Ayant déposé Adèle à sa porte, il rebroussa chemin, à pied, vers le métro.
Ce fut là que, lorsque la rame eut démarré, son souvenir, soudain, lui présenta un visage. Il le vit avec une intensité presque hallucinante : là, en face de lui, dans la lumière jaune et parmi la foule entassée, le visage du maître des Diallobé avait surgi. Samba Diallo ferma les yeux, mais le visage ne bougea pas.
« Maître, appela-t-il en pensée, que me reste-t- il ? Les ténèbres me gagnent. Je ne brûle plus au cœur des êtres et des choses. »
Le visage du maître ne bougeait pas. Il ne riait pas, il ne se fâchait pas. Il était grave et attentif. Samba Diallo, de nouveau, l'invoqua.
« Toi, qui ne t'es jamais distrait de la sagesse des ténèbres, qui, seul, détiens la Parole, et as la voix forte suffisamment pour rallier et guider ceux qui se sont perdus, j'implore en grâce ta clameur dans l'ombre, l'éclat de ta voix, afin de me ressusciter à la tendresse secrète... »
Mais le visage avait disparu.
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L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou Kane
RandomLe livre original sur wattpad pour ceux qui l'ont pas 👍🏾