Samba Diallo demeura silencieux tout le long du chemin. Le chevalier aussi. Ils marchèrent lentement, l'un tenant l'autre par la main. L'agitation de Samba Diallo s'était calmée.
— As-tu des nouvelles du maître des Diallobé ? demanda-t-il.
— Le maître des Diallobé est en bonne santé. Il te dit de ne pas te faire d'inquiétude à son sujet. Il pense à toi. Tu ne dois plus pleurer... Tu es un homme maintenant.
— Non, ce n'est pas ça...
Ce n'était pas la tristesse qui l'avait fait pleurer, ce soir-là. Il savait maintenant que le maître des Diallobé ne le quitterait plus, et jusqu'après sa mort.
Même la Vieille Rella, que rien ne liait cependant à Coumba qu'un souvenir – un gros amour – continuait d'agiter Coumba. Ce qui restera du maître, lorsque son corps si fragile aura disparu, ce sera plus qu'un amour et qu'un souvenir. Du reste, le maître vivait encore et cependant Samba Diallo ne connaissait plus son apparence – cette apparence si dérisoire – que de façon estompée, par le souvenir. Le maître néanmoins continuait de le tenir éveillé et d'être présent à son attention aussi efficacement que s'il eût été là, tenant la bûche ardente. Quand le maître mourra, ce qui restera de lui sera plus exigeant que le souvenir. La Vieille Rella, quand elle vivait, n'avait que son amour. Quand elle mourut, son corps disparut complètement et son amour laissa un souvenir. Le maître, lui, a un corps fragile qui déjà est très peu présent. Mais, de plus, il a la Parole qui n'est faite de rien, mais qui dure... qui dure. Il a le feu qui embrase les disciples et éclaire le foyer. Il a cette inquiétude plus forte que n'est lourd son corps. La disparition de ce corps peut-elle rien à tout cela ?
L'amour mort laisse un souvenir, et l'ardeur morte ? Et l'inquiétude ? Le maître, qui était plus riche que la vieille Rella, mourrait moins complètement qu'elle, Samba Diallo le savait.
Ce soir, en ce crépuscule si beau, pendant qu'il priait, il s'était senti envahi d'exaltation soudain,
comme jadis, près du maître.
Il revécut par la pensée les circonstances de son départ du foyer.
Quelque temps après que le chef des Diallobé eut trouvé Samba Diallo paisiblement couché près de la Vieille Rella au cimetière, un long conciliabule avait réuni le chef, le maître et la Grande Royale. L'enfant ne sut jamais ce qu'ils dirent. Le chef l'avait fait venir ensuite et lui avait annoncé qu'il allait retourner à L., près de son père. Sur le moment, la joie de Samba Diallo avait été très vive. Il s'était mis tout d'un coup à penser à L., à ses parents, avec une intensité inusitée.
— Mais avant de partir, tu iras prendre congé du maître, avait ajouté le chef.
À ce nom, Samba Diallo avait senti sa gorge se nouer. Le maître... En effet, il allait quitter le maître. Son départ pour L. signifiait aussi cela. Il ne verrait plus le maître. La voix du maître récitant la Parole. L'air du maître écoutant la Parole. Loin du maître, il y avait bien son père et sa mère, il y avait bien la douceur de la maison à L. Mais près du maître, Samba Diallo avait connu autre chose, qu'il avait appris à aimer.
Lorsqu'il essayait de se représenter ce qui le retenait ainsi attaché au maître, en dépit de ses bûches ardentes et de ses sévices, Samba Diallo ne voyait rien, sinon peut-être que les raisons de cet attrait n'étaient pas du même ordre que celles qui lui faisaient aimer son père et sa mère, et sa maison de L. Ces raisons s'apparentaient plutôt à la fascination qu'exerçait sur lui le mystère de la Vieille Rella. Elles devaient être du même ordre aussi que celles qui lui faisaient haïr qu'on lui rappelle la noblesse de sa famille. Quelles qu'elles fussent en tout cas, ces raisons étaient impérieuses.
— Eh bien ! Eh bien ! tu pleures ? Voyons, à ton âge ! Tu n'es pas content de retourner à L. ? Viens ici, approche.
Le chef des Diallobé l'avait attiré sur ses genoux. Du pan de son boubou, il avait essuyé ses larmes, doucement, tendrement, comme avait fait son père tout à l'heure.
— Tu sais, Samba Diallo, le maître est très content de toi... Allons, cesse de pleurer, c'est fini... Le chef avait essuyé d'autres larmes encore, en tenant étroitement serré sur sa poitrine le corps frissonnant de son petit cousin.
— Tu sais... en allant voir le maître, tu lui conduiras « Tourbillon ». J'ai donné les instructions nécessaires pour qu'on le tienne prêt.
« Tourbillon » était un magnifique pur-sang arabe, propriété du chef.
— Tu n'auras pas peur ? Tu ne te laisseras pas désarçonner n'est-ce pas ? D'ailleurs, il y aura quelqu'un avec toi. Ah, à propos, la Grande Royale t'a offert des cadeaux. Viens les voir avec moi.
Et ç'avait été un déballage de trésors. Il y avait là des boubous richement teints, des babouches, des pagnes tissés, le tout fait spécialement pour Samba Diallo par les meilleurs artisans du Diallobé. Tard dans l'après-midi. Samba Diallo juché sur « Tourbillon », et accompagné de quelqu'un qui tenait le cheval par la bride pour refréner son ardeur, se dirigea vers la demeure du maître.
Lorsqu'il arriva à proximité, il descendit de cheval et marcha le reste du chemin. À la porte du maître, il se déchaussa, prit ses babouches à la main et entra.
Le maître était assis parmi les disciples qui formaient autour de lui un cercle sonore. Dès qu'il aperçut Samba Diallo, il se mit à lui sourire et se leva pour venir à lui. Samba Diallo, bouleversé, courut et l'obligea à rester assis.
— Tu vois, mon fils, je ne sais même plus me lever. Mais comme tu es beau, Seigneur, comme tu es beau ! Voyez-moi ça ! Allons bon qu'est-ce ? Tu pleures ? Voyons, voyons tu es courageux pourtant. Tu ne pleurais jamais quand je te battais...
Les disciples étaient silencieux. Samba Diallo eut un peu honte d'avoir pleuré devant eux.
— Maître, je viens prendre congé de vous. Je suis bien triste...
Les larmes de nouveau l'étouffaient. Il rabattit sur sa tête le pan de son boubou.
— Mon cousin vous prie... de lui faire la grâce d'accepter...
Il désigna « Tourbillon » du doigt.
— Juste ciel ! Ton cousin en vérité me comble de ses bienfaits. Ce cheval est trop beau ! Je ne puis pas cependant en faire un cheval de trait...
Il se tut un moment.
— Non... Ce cheval ne peut pas être un cheval de trait. Il a la tête trop haute, il est trop beau. On ne peut pas demander au pur-sang de tirer la charrue...
Puis, il eut l'air de s'éveiller d'une profonde méditation.
— Ainsi tu vas retourner à L. ? Tu n'oublieras pas la Parole, n'est-ce pas, mon fils ? Tu n'oublieras jamais ?
« Seigneur, avait pensé le maître, n'abandonne jamais cet enfant. Que la plus petite mesure de Ton empire ne le quitte pas, la plus petite partie du temps. »
Puis Samba Diallo avait pris des mains du serviteur qui l'avait accompagné un lourd paquet, contenant la totalité des cadeaux qu'on lui avait faits. Revenant au maître, il le lui avait remis :
— Je voudrais donner ceci aux disciples qui en voudraient...
— Nous prierons pour toi, mon enfant, avait dit le maître.
Samba Diallo avait couru presque pour sortir du foyer. Derrière lui, il avait entendu le maître demander aux disciples, d'une voix sévère, ce qu'ils attendaient pour poursuivre la psalmodie de la Parole.
Ce soir-là, les gens du Diallobé apprirent que le maître avait fait cadeau au directeur de l'école nouvelle d'un pur-sang. « Cette bête sémillante, assurait le maître, serait mieux à sa place à l'école nouvelle qu'au Foyer-Ardent... »
Samba Diallo s'était embarqué, quelques jours après pour L.
*
* *
* * *
Une lettre avait annoncé au chevalier que les aînés de la famille des Diallobé – la Grande Royale ainsi que le chef – avaient décidé de lui renvoyer Samba Diallo afin qu'il le mît à l'école nouvelle.
En recevant cette lettre, le chevalier sentit comme un coup dans son cœur. Ainsi, la victoire des étrangers serait totale ! Voici que les Diallobé, voici que sa propre famille s'agenouillait devant l'éclat d'un feu d'artifice. Éclat solaire, il est vrai, éclat méridien d'une civilisation exaspérée. Le chevalier se sentit une grande souffrance devant l'irréparable qui s'accomplissait là, sous ses yeux, sur sa propre chair. Que ne comprennent-ils, tous ceux-là, jusque dans sa famille, qui se précipitent, que leur course est un suicide, leur soleil un mirage ! Que n'avait-il, lui, la stature assez puissante pour se dresser sur leur chemin, afin d'imposer un terme à leur course aveugle !
« En vérité, ce n'est pas d'un regain d'accélération que le monde a besoin : en ce midi de sa recherche, c'est un lit qu'il lui faut, un lit sur lequel, s'allongeant, son âme décidera une trêve. Au nom de son salut ! Est-il de civilisation hors l'équilibre de l'homme et sa disponibilité ? L'homme civilisé, n'est-ce pas l'homme disponible ? Disponible pour aimer son semblable, pour aimer Dieu surtout. Mais, lui objectera une voix en lui- même, l'homme est entouré de problèmes qui empêchent cette quiétude. Il naît dans une forêt de questions. La matière dont il participe par son corps – que tu hais – le harcèle d'une cacophonie de demandes auxquelles il faut qu'il réponde : « Je dois manger, fais-moi manger ? », ordonne l'estomac. « Nous reposerons-nous enfin ? Reposons-nous, veux-tu ? » lui susurrent les membres. À l'estomac et aux membres, l'homme répond les réponses qu'il faut, et cet homme est heureux. « Je suis seule, j'ai peur d'être seule, je ne suffis pas, seule... cherche- moi qui aimer », implore une voix. « J'ai peur, j'ai peur. Quel est mon pays d'origine ? Qui m'a apporté ici ? Où me mène-t-on ? » interroge cette voix, particulièrement plaintive, qui se lamente jour et nuit. L'homme se lève et va chercher l'homme. Puis, il s'isole et prie. Cet homme est en paix. Il faut que l'homme réponde à toutes les questions. Toi, tu veux en ignorer quelques-unes... Non, objecta le chevalier pour lui-même. Non ! Je veux seulement l'harmonie. Les voix les plus criardes tentent de couvrir les autres. Cela est-il bon ? La civilisation est une architecture de réponses. Sa perfection, comme celle de toute demeure, se mesure au confort que l'homme y éprouve, à l'appoint de liberté qu'elle lui procure. Mais précisément les Diallobé ne sont pas libres, et tu voudrais maintenir cela ? Non. Ce n'est pas ce que je veux. Mais l'esclavage de l'homme parmi une forêt de solutions vaut-il mieux aussi ? »
Le chevalier tournait et retournait toutes ces pensées de mille façons, dans son esprit.
« Le bonheur n'est pas fonction de la masse des réponses, mais de leur répartition. Il faut équilibrer... Mais l'Occident est possédé et le monde s'occidentalise. Loin que les hommes résistent, le temps qu'il faut, à la folie de l'Occident, loin qu'ils se dérobent au délire d'occidentalisation, le temps qu'il faut, pour trier et choisir, assimiler ou rejeter, on les voit au contraire, sous toutes les latitudes, trembler de convoitise, puis se métamorphoser en l'espace d'une génération, sous l'action de ce nouveau mal des ardents que l'Occident répand. »
À ce moment de ses réflexions, le chevalier eut comme une vision hallucinée. Un point de notre globe brillait d'un éclat aveuglant, comme si un foyer immense y eût été allumé. Au cœur de ce brasier, un grouillement d'humains semblait se livrer à une incompréhensible et fantastique mimique d'adoration. Débouchant de partout, de profondes vallées d'ombres déversaient des flots d'êtres humains de toutes les couleurs, d'êtres qui, à mesure qu'ils approchaient du foyer, épousaient insensiblement le rythme ambiant et, sous l'effet de la lumière, perdaient leurs couleurs originales pour la blafarde teinte qui recouvrait tout alentour.
Il ferma les yeux pour chasser la vision. Vivre dans l'ombre. Vivre humblement et paisiblement, au cœur obscur du monde, de sa substance et de sa sagesse...
Ainsi, quand il avait reçu la lettre du chef des Diallobé, le chevalier était resté assis longtemps. Puis il s'était levé et, dans un coin de la cour, s'étant tourné vers l'Est, il avait longuement prié son Seigneur. Samba Diallo irait à l'école, si telle était la volonté de Dieu.
Au retour du garçon, le chevalier n'avait fait aucun éclat. Mais à travers son calme et son affectueuse sollicitude, Samba Diallo avait perçu la douleur profonde. Devant cette réprobation qui ne s'exprimait pas, cette tristesse qui n'accablait pas, devant ce silence de son père, Samba Diallo avait fondu en larmes et regretté mille fois son départ du Foyer-Ardent.
Cette nuit-là, il sembla que la nature avait voulu s'associer à une délicate pensée du garçon, car le lumineux crépuscule s'était à peine éteint qu'au ciel un millier d'étoiles avait germé. La lune naquit au cœur de leur festival scintillant et la nuit, subitement, parut s'emplir d'une exaltation mystique.
La maison était silencieuse. Le chevalier, étendu sur une chaise longue, dans la véranda, méditait. Les femmes, groupées autour de la mère de famille, causaient à voix basse.
Samba Diallo sortit doucement de sa chambre dans la cour, se promena de long en large, puis, lentement, préluda la Nuit du Coran 3 qu'il offrait au chevalier. Sa voix à peine audible d'abord s'affermit et s'éleva par gradation. Progressivement, il sentit que l'envahissait un sentiment comme il n'en avait jamais éprouvé auparavant. Toute parole avait cessé dans la maison. Le chevalier d'abord nonchalamment étendu, s'était dressé à la voix de Samba Diallo et il semblait maintenant qu'en entendant la Parole il subît la même lévitation qui exhaussait le maître. La mère s'était détachée du groupe des femmes et s'était rapprochée de son fils. De se sentir écouté ainsi par les deux êtres au monde qu'il aimait le plus, de savoir qu'en cette nuit enchantée, lui, Samba Diallo était en train de répéter pour son père ce que le chevalier lui-même avait fait pour son propre père, ce que, de génération en génération depuis des siècles, les fils des Diallobé avaient fait pour leurs pères, de savoir qu'il n'avait pas failli en ce qui le concernait, et qu'il allait prouver à tous ceux-là qui l'écoutaient que les Diallobé ne mourraient pas en lui, Samba Diallo fut un moment sur le point de défaillir. Mais, il songea qu'il importait pour lui, plus que pour aucun autre de ceux qui l'avaient précédé, qu'il s'acquittât pleinement de sa Nuit. Car, cette Nuit, lui semblait-il, marquait un terme. Ce scintillement d'étoiles au- dessus de sa tête, n'était-il pas le verrou constellé rabattu sur une époque révolue ? Derrière le verrou, un monde de lumière stellaire brillait doucement, qu'il importait de glorifier une dernière fois. Sa voix, qui avait progressivement levé comme liée à la poussée des étoiles se haussait maintenant à une plénitude pathétique. Du fond des âges, il sentait sourdre en lui et s'exhaler par sa voix un long amour aujourd'hui menacé. Progressivement se dissolvait, dans le bourdonnement de cette voix, quelque être qui tout à l'heure encore était Samba Diallo. Insensiblement, se levant de profondeurs qu'il ne soupçonnait pas, des fantômes l'envahissaient tout entier et se substituaient à lui. Il lui sembla que sa voix était devenue innombrable et sourde comme
celle du fleuve certains soirs.
Mais la voix du fleuve était moins véhémente et aussi moins près des larmes. La voix du fleuve ne charriait pas ce refus dramatique que maintenant il criait. Elle n'avait pas non plus l'accompagnement de fond de cette mélopée nostalgique.
Longtemps, dans la nuit, sa voix fut celle des fantômes aphones de ses ancêtres qu'il avait suscités. Avec eux, il pleura leur mort ; mais aussi longuement, ils chantèrent sa naissance.
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L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou Kane
RandomLe livre original sur wattpad pour ceux qui l'ont pas 👍🏾