Lorsque Samba Diallo pénétra dans le salon, tout le monde se leva d'un même mouvement. Lucienne vint à sa rencontre, souriante et rose, la main tendue.
— Socrate a-t-il enfin bu la ciguë ? s'enquit-elle, un sourire dans la voix.
— Non, répondit Samba Diallo en lui rendant son sourire. Le vaisseau sacré n'est pas encore revenu de Délos.
Lucienne expliqua, s'adressant à ses parents :
— Samba Diallo prépare pour notre groupe d'études un travail sur le Phédon, et ce travail le passionne à un point tel que j'ai craint un moment qu'il n'oublie de venir.
Puis, se tournant vers Samba Diallo, elle présenta sa famille : son père, sa mère et son cousin Pierre, étudiant en médecine.
— J'espère, monsieur, que vous m'excuserez de vous recevoir ainsi, en toute simplicité, dit Mme Martial. Lucienne et moi voulons que vous vous sentiez tout à fait à l'aise ici, comme chez vous.
— Je vous remercie de votre prévenance madame, et de votre invitation.
— Ajoutez donc que vous ne répondez ainsi que par politesse, s'écria le père de Lucienne. Ma femme s'imagine que votre milieu africain ne se distingue du nôtre que par une moindre complexité.
Derrière les verres correcteurs, le visage de l'homme pétillait de malice.
Paul Martial était pasteur. Il portait sur un corps robuste, presque massif, une tête qui eût paru vieillie précocement, n'eût été là fraîcheur du regard derrière les lunettes. Sous une chevelure grisonnante et drue, éclatait la blancheur d'un front large qui rappela à Samba Diallo, en dépit de la différence de couleur, le front, à la peau racornie par les longues prosternations, du maître des Diallobé. Le long nez mince surplombait une bouche
douloureuse. À la sécheresse des lèvres, à leur crispation au moment de parler, Samba Diallo reconnut l'inaptitude de cette bouche à prononcer des paroles futiles. Le front cependant et les yeux éclataient de sérénité, comme pour envelopper de clarté et anéantir dans la lumière le chaos qu'évoquerait la bouche terrible. Mais, en ce moment même, l'homme s'efforçait à la gaieté et paraissait ravi de la confusion où il voyait que sa remarque avait plongé sa femme,
— Toi, pour faire dire aux autres tes propres pensées..., protesta Mme Martial.
— Bien envoyé, ma tante ! dit Pierre. Vous savez – il s'adressait maintenant à Samba Diallo – vous avez devant vous une belle incarnation de ce que vous autres, philosophes, appelez, je crois, un couple dialectique. Vous sentez-vous une vocation d'arbitre ?
M. et Mme Martial se regardèrent d'un air de comique ahurissement.
— Ma pauvre Marguerite, tu as entendu ? Nous sommes un couple machinchouette...
Ils firent mine de se jeter dans les bras l'un de l'autre et tout le monde éclata de rire.
Lucienne cependant les avait fait asseoir et était allée chercher des boissons. Lorsqu'elle présenta à Samba Diallo son verre, il tendit le bras pour le prendre, mais interrompit son geste à mi-chemin.
— Oh ! Lucienne, dit-il, je suis vraiment confus. J'ai oublié de te dire que je ne bois pas d'alcool. Mais d'ailleurs, ne te dérange pas, je n'ai pas soif.
— Mais si, mais si, intervint Mme Martial. Donne- lui donc un jus de fruits, Lucienne. Il y en a. Mais non, ne protestez pas !
Samba Diallo était atterré. Il ne comptait plus les occasions, depuis son arrivée en France, où le refus d'un verre offert avait soudain failli gâcher absurdement les fragiles moments de ses premiers contacts avec les gens.
— Comment, vous ne buvez pas ? Vous n'avez jamais bu la moindre goutte d'alcool, demanda Pierre, l'air ahuri.
— Non, s'excusa Samba Diallo. Ma religion l'interdit. Je suis musulman.
— Mais, je connais bien des musulmans qui boivent, moi, des Arabes, des Noirs...
— Oui, je sais.
M. Martial considéra Samba Diallo. « Comme il a prononcé cela, pensa-t-il. Il a fait claquer sa chahâda 4, comme un étendard au vent. »
Lucienne et sa mère vaquaient entre la cuisine et la table. Samba Diallo, qui sentait les regards de Pierre et du pasteur fixés sur lui, saisit son verre de jus de fruits et y but, pour se donner une contenance. Il entendit que le pasteur s'adressait à lui.
— Lucienne a souvent parlé de vous à la maison. Elle a été très impressionnée par la passion et le talent avec lesquels vous menez vos études de philosophie.
— Votre fille est trop bonne, monsieur. Elle aura trouvé cette façon élogieuse pour moi de vous dire quel mal considérable me donnent ces études.
— Vous vous destinez donc à l'enseignement ?
— Peut-être enseignerai-je en effet. Tout dépendra de ce qu'il sera advenu de moi au bout de tout cela. Vous savez, notre sort à nous autres, étudiants noirs, est un peu celui de l'estafette. Nous ne savons pas, au moment de partir de chez nous, si nous reviendrons jamais.
— Et de quoi dépend ce retour ? demanda Pierre.
— Il arrive que nous soyons capturés au bout de notre itinéraire, vaincus par notre aventure même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne s'achève pas, elle nous installe dans l'hybride et nous y laisse. Alors, nous nous cachons, remplis de honte.
— Je ne crois pas que vous éprouverez jamais cette honte, quant à vous, ni que vous vous perdrez, dit le pasteur, en souriant avec beaucoup de douceur. Je crois que vous êtes de ceux qui reviennent toujours aux sources. N'est-ce pas d'ailleurs cet attrait des sources qui vous a orienté vers la philosophie ?
Samba Diallo hésita avant de répondre.
— Je ne sais pas, dit-il finalement. Quand j'y réfléchis maintenant, je ne puis m'empêcher de penser qu'il y a eu aussi un peu de l'attrait morbide du péril. J'ai choisi l'itinéraire le plus susceptible de me perdre.
— Pourquoi ? interrogea encore Pierre. Est-ce par volonté de défi ?
Ce fut le pasteur qui répondit, s'adressant à Samba Diallo.
— Non, je crois que c'est par honnêteté. N'est-ce pas ? Vous avez choisi de nous connaître par ce qui vous est apparu le plus caractéristique, le plus fondamental. Mais, je voulais vous demander : ce que vous avez pu percevoir de l'histoire de notre pensée vous est-il apparu radicalement étranger, ou bien vous êtes-vous un peu reconnu, tout de même ?
Samba Diallo n'eut pas une hésitation, comme s'il eût déjà longuement réfléchi à cette question.
— Il m'a semblé que cette histoire avait subi un accident qui l'a gauchie et, finalement, sortie de son projet. Est-ce que vous me comprenez ? Au fond, le projet de Socrate ne me paraît pas différent de celui de saint Augustin, bien qu'il y ait eu le Christ entre eux. Ce projet est le même, jusqu'à Pascal. C'est encore le projet de toute la pensée non occidentale.
— Quel est-il ? demanda Pierre.
— Je ne sais pas, dit Samba Diallo. Mais ne sentez-vous pas comme le projet philosophique n'est plus tout à fait le même chez Pascal et chez Descartes déjà ? Non qu'ils se soient préoccupés de problèmes différents, mais qu'ils s'en soient occupés différemment. Ce n'est pas le mystère qui a changé, mais les questions qui lui sont posées et les révélations qu'on en attend. Descartes est plus parcimonieux dans sa quête ; si, grâce à cette modestie et aussi à sa méthode, il obtient plus de réponses, ce qu'il apporte nous concerne moins aussi, et nous est de peu de secours. Ne croyez- vous pas ?
Pierre ne répondit que par une moue dubitative. Le pasteur sourit.
— Cramponnez-vous ferme à votre opinion, dit-il, même s'il vous semble que vous ne l'étayez pas suffisamment. Elle constitue bien une ligne de démarcation, et ceux qui sont de votre bord diminuent chaque jour. De plus, ceux d'en face leur donnent mauvaise conscience par leur assurance et leur succès dans l'accumulation des réponses partielles.
Mme Martial entra et appela les hommes à table.
Le pasteur, qui s'apprêtait à bénir le repas, nota que Samba Diallo l'avait précédé dans la prière. Le jeune homme s'était recueilli pendant un bref instant et avait murmuré imperceptiblement.
L'on commença de manger. Lucienne se tourna vers Samba Diallo.
— Tu sais, papa a failli commencer son ministère en Afrique. Il ne te l'a pas encore dit ?
— Ah ? s'enquit Samba Diallo en regardant tour
à tour le pasteur et sa fille.
— C'est bien vieux tout ça, répondit M. Martial avec une pointe de mélancolie. Je rêvais de fonder une mission qui eût été en Afrique, à la découverte de pays où nul militaire, nul médecin, bon ou mauvais, ne nous eût précédés. Nous nous serions présentés, munis du seul livre de Dieu. Notre tâche étant d'évangéliser, j'eusse évité d'emporter jusqu'au médicament le moins encombrant et le plus utile. Je voulais que la révélation dont nous aurions été les missionnaires ne dût rien qu'à elle-même, et fût littéralement, pour nous, une Imitation de Jésus- Christ. Du reste, je n'en attendais pas seulement l'édification de ceux que nous aurions convertis. J'escomptais qu'avec l'aide de Dieu, l'exemple de votre foi eût ravivé la nôtre, que l'Église noire que nous aurions suscitée eût très rapidement pris notre relais dans le combat pour la foi... Quand je m'ouvris de ce projet à mes supérieurs, ils n'eurent aucune peine à m'en montrer la naïveté. Lorsqu'il se tut, Samba Diallo eut l'impression qu'il s'était hâté d'abréger l'évocation de son vieux rêve. « Il ne m'a pas tout dit, pensa-t-il. Ni que ses supérieurs ne l'ont pas convaincu, bien qu'il se soit soumis, ni quel grand débat a dû le diviser de lui- même. »
— Je me dis, pour ma part, qu'il est infiniment regrettable qu'on ne vous ait pas suivi, dit-il au pasteur.
— Hein ? Crois-tu vraiment qu'il était plus urgent de vous envoyer des pasteurs que des médecins ? demanda Lucienne.
— Oui, si tu me proposes ainsi le choix entre la foi et la santé du corps, répondit Samba Diallo.
— Il faut se féliciter qu'il ne s'agisse là que d'une hypothèse, dit Lucienne. Je suis sûre que si le destin pouvait te proposer ce choix...
— Il me l'a proposé, il me le propose encore présentement. Mon pays se meurt de ne pas oser trancher cette alternative.
— À mon avis, c'est proprement insensé !
— Lucienne, voyons ! intervint Mme Martial. Lucienne était rose d'exaspération et de
confusion tout à la fois. Elle se tournait alternativement vers le pasteur et vers Samba Diallo, comme indécise entre les deux. Il semblait que le même sentiment animât les deux hommes. Dans leurs yeux, sur leurs lèvres, il y avait le même air d'affectueuse réprobation.
— Je n'ai pas voulu mettre en cause la valeur de la foi, dit enfin Lucienne d'une voix rassérénée. J'ai seulement voulu dire que la possession de Dieu ne devait coûter aucune de ses chances à l'homme.
— Je sais bien, dit Samba Diallo. Le scandale de ce choix est difficilement admissible. Il existe cependant... et me paraît être un produit de votre histoire.
Puis il ajouta avec, sembla-t-il, un regain d'âpreté :
— Pour ma part, si la direction de mon pays m'incombait, je n'admettrais vos médecins et vos ingénieurs qu'avec beaucoup de réticence, et je ne sais pas si, à la première rencontre, je ne les aurais pas combattus.
— Sache du moins en quelle compagnie tu te serais trouvé, dans ce combat, dit Lucienne. Ta cause est défendable, peut-être ; le malheur est que ceux qui la défendent n'ont pas toujours votre pureté à papa et à toi. Ils se parent de cette cause, pour couvrir des desseins rétrogrades.
Samba Diallo eut l'air triste, soudain.
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L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou Kane
RandomLe livre original sur wattpad pour ceux qui l'ont pas 👍🏾