Chap 7

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Le lendemain, la lettre du chevalier parvint à Samba Diallo.
« Mon opinion est que tu reviennes. Peu importe que tu n'aies pas mené tes études au terme que tu aurais voulu.
« Il est grand temps que tu reviennes, pour réapprendre que Dieu n'est commensurable à rien, et surtout pas à l'Histoire, dont les péripéties ne peuvent rien à Ses attributs. Je sais que l'Occident, où j'ai eu le tort de te pousser, a là-dessus une foi différente, dont je reconnais l'utilité, mais que nous ne partageons pas. Entre Dieu et l'homme, il n'existe pas la moindre consanguinité, ni je ne sais quelle relation historique. Si cela était, nos
récriminations eussent été admissibles ; nous eussions été recevables de Lui faire grief de nos tragédies qui eussent manifestement révélé Ses imperfections. Mais cela n'est pas. Dieu n'est pas notre parent. Il est tout entier en dehors du flot de chair, de sang et d'histoire qui nous relie. Nous sommes libres ! « Voilà pourquoi il me paraît illégitime de fonder l'apologétique par l'Histoire et insensé de vitupérer Dieu en raison de notre misère.
« Cependant, ces errements, quelle que soit leur gravité intrinsèque, ne m'auraient pas inquiété outre mesure, telle est leur généralité, si, en même temps, tu n'avais pas avoué un trouble plus personnel et plus profond. Tu crains que Dieu ne t'ait abandonné, parce que tu ne le sens plus avec autant de plénitude que dans le passé et, comme il l'a promis à ses fidèles, « plus proche que l'artère carotide ». Ainsi, tu n'es pas loin de considérer qu'il t'a trahi.
« Mais tu n'as pas songé qu'il se puisse que le traître, ce fût toi. Et pourtant... Mais réponds plutôt : donnes-tu à Dieu toute sa place, dans tes pensées et dans tes actes ? T'efforces-tu de mettre tes pensées en conformité avec Sa loi ? Il ne s'agit pas de lui faire allégeance une fois pour toutes, par une profession de foi générale et théorique. Il s'agit que tu t'efforces de conformer chacune de tes pensées à l'idée que tu te fais de son ordre. Le fais-tu ?
« Je croyais t'avoir suffisamment entretenu des mérites de la pratique religieuse. L'Occident, où tu vis, croit que Dieu accorde ou retire la foi comme il lui plaît. Je ne discuterai pas ce point de vue que je partage. Mais je crois aussi que la toute-puissance de Dieu créateur est telle, justement, que rien ne saurait y contredire, pas même l'affirmation de notre libre détermination. Ton salut, la présence en toi de Dieu vivant dépendent de toi. Tu les obtiendras si tu observes rigoureusement, d'esprit et de corps, sa loi, que la religion a codifiée.
« Mais, précisément, c'est là, quand il ne s'agit plus de philosopher, que les esprits forts trébuchent piteusement et s'ensablent. Et toi qui, d'une pensée vigoureuse, te hausses à la compréhension de Dieu et prétends Le prendre en défaut, sais-tu seulement le chemin de la mosquée ? Tu cloueras Dieu au pilori quand tu L'auras quêté, comme Il l'a dit, et qu'il ne sera pas venu... »

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant