Chap 3

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Dans la case silencieuse, le maître seul était demeuré. Les disciples s'étaient envolés avec le crépuscule, à la quête de leur repas du soir. Rien ne bougeait, sinon, au-dessus du maître, le froufrou des hirondelles parmi les lattes enfumées du toit de chaume. Lentement, le maître se leva. Le craquement de toutes ses articulations nouées par les rhumatismes se mêla au bruit du soupir que lui arracha son effort pour se lever. En dépit de la solennité de l'heure – il se levait pour prier – le maître ne put refréner le rire intérieur que suscitait en lui cette grotesque misère de son corps qui, maintenant, regimbait à la prière. « Tu te lèveras et tu prieras, pensa-t-il. Tes gémissements et ton bruit n'y feront rien. » Cette scène était devenue classique. Le maître déclinait. Son corps, chaque jour davantage, accentuait sa fâcheuse propension à rester collé à la terre. Par exemple, le maître ne comptait plus sur ses articulations des pieds, qui lui refusaient toute obéissance.
Il avait résolu de s'en passer et ses jarrets étaient devenus secs et rigides comme le bois mort que brûlaient les disciples. La démarche du maître avait, de ce fait, pris la curieuse allure dandinée des palmipèdes anatidés. Le maître avait dû se résoudre, de la même façon, à ne tenir aucun compte de la pesante douleur qu'il ressentait au niveau des reins, chaque fois qu'il se courbait ou se redressait. Les articulations des genoux et des coudes fonctionnaient encore, quoique en craquant de façon incongrue. Paradoxalement, toute cette souffrance et cette sédition de son corps suscitaient dans l'humeur du maître une gaieté qui le laissait perplexe. Cependant que la douleur le pliait, il avait peine à maintenir son sérieux, comme si le grotesque qu'il observait n'était pas le sien propre. De nouveau, ce rire en lui se retenait d'éclater. À ce moment, le maître qui avait levé les deux bras, face moment, le maître qui avait levé les deux bras, face
à l'Est, pour commencer sa prière s'interrompit, assombri soudain par un soupçon. Ce rire n'est-il pas impie ? « Peut-être est-ce une mauvaise vanité qui me gonfle ainsi. » Il réfléchit un instant. « Non, pensa-t-il. Mon rire est affectueux. Je ris parce que mon vieux compagnon fait des farces avec le craquement de ses articulations. Mais sa volonté est meilleure que jamais. Je crois bien que même quand il sera tout à fait collé à la terre, de tout son long, sa volonté sera encore très bonne. Il priera, je l'aime bien, va. » Rasséréné, il se recueillit et préluda à sa prière.
Lorsque vint l'émissaire, le maître ne le vit pas. Simplement, il entendit une voix derrière lui.
— Grand maître, le chef souhaiterait que vous lui fassiez l'honneur d'une visite, si vos hautes préoccupations vous en laissent le loisir.
La pensée du maître, lentement et comme à regret, se détacha des cimes qu'elle contemplait. Le maître, à la vérité, revenait de loin.
— Tant que mon corps m'obéira, toujours je répondrai au chef. Ainsi dites-lui que je vous suis, s'il plaît à Dieu.
Quand il pénétra dans la chambre du chef, il le trouva qui priait encore. Il s'assit sur la natte, sortit son chapelet et attendit.
Des volutes odorantes d'encens s'échappaient du grand lit blanc et estompaient légèrement la lumière que diffusait la lampe tempête. Tout dans cette chambre était propre et pur. Le chef, revêtu d'un grand boubou blanc était maintenant assis, immobile, face à l'Est. Sans doute en était-il au témoignage final. Le maître se figea et, par la pensée, avec le chef, répéta, peut-être pour la millionième fois de sa vie, la grande profession de foi :
« Je témoigne qu'il n'y a de divinité que Dieu, et je témoigne que Mohammed est son envoyé... »
Le chef finissait de prier en effet. Il se tourna vers le maître et, des deux mains, le salua longuement.
— Je me serais fait un plaisir et un devoir de venir jusqu'à vous, si vous ne me l'aviez expressément défendu, un jour. Vous disiez, il me souvient : « La stabilité vous est à la fois un privilège et un devoir, à vous, princes de ce monde. »
— En effet, vous êtes le repère et vous êtes le recours. Éprouvez cela un peu, chef du Diallobé. Un homme seul a-t-il le droit d'accaparer ce qui est à tous ? Je réponds non. Si le repère bouge, où vont les hommes ?
— Ils ne savent pas.
— Ainsi du recours, dont la présence les rassure. Les deux hommes, que la ressemblance de leur
nature rapprochait sur l'essentiel, éprouvèrent une fois encore la solidité de l'admiration réciproque qu'ils se vouaient.
— Maître, suis-je un repère suffisamment fixe, un recours suffisamment stable ?
— Vous l'êtes.
— Ainsi, je suis l'autorité. Où je m'installe, la terre cède et se creuse sous mon poids. Je m'incruste, et les hommes viennent à moi. Maître, on me croit montagne...
— Vous l'êtes.
— Je suis une pauvre chose qui tremble et qui ne sait pas.
— C'est vrai, vous l'êtes aussi.
— Les hommes de plus en plus viennent à moi. Que dois-je leur dire ?
Le maître savait de quoi le chef allait lui parler. Ce sujet, le chef l'avait abordé avec lui mille fois.
Les hommes du Diallobé voulaient apprendre à « mieux lier le bois au bois ». Le pays, dans sa masse, avait fait le choix inverse de celui du maître. Pendant que le maître niait la rigidité de ses articulations, le poids de ses reins, niait sa case et ne reconnaissait de réalité qu'à Ce vers Quoi sa pensée à chaque instant s'envolait avec délice, les Diallobé, chaque jour un peu plus, s'inquiétaient de la fragilité de leurs demeures, du rachitisme de leur corps. Les Diallobé voulaient plus de poids.
Lorsque sa pensée buta sur ce mot, le maître tressaillit. Le poids ! Partout il rencontrait le poids. Lorsqu'il voulait prier, le poids s'y opposait, chape lourde de ses soucis quotidiens sur l'élan de sa pensée vers Dieu, masse inerte et de plus en plus sclérosée de son corps sur sa volonté de se lever, dans les gestes de la prière. Il y avait aussi d'autres aspects du poids qui, de même que le Malin, revêt divers visages : la distraction des disciples, les féeries brillantes de leur jeune fantaisie, autant d'hypostases du poids, acharnées à les fixer à terre, à les maintenir loin de la vérité.
— Dites-leur qu'ils sont des courges.
Le maître réprima un sourire. Généralement, l'espièglerie de sa pensée l'amusait. Le chef cependant attendait sachant par habitude quel fonds il faut faire aux sautes du vénérable.
— La courge est une nature drôle, dit enfin le maître. Jeune, elle n'a de vocation que celle de faire du poids, de désir que celui de se coller amoureusement à la terre. Elle trouve sa parfaite réalisation dans le poids. Puis, un jour, tout change. La courge veut s'envoler. Elle se résorbe et s'évide tant qu'elle peut. Son bonheur est fonction de sa vacuité, de la sonorité de sa réponse lorsqu'un souffle l'émeut. La courge a raison dans les deux cas.
— Maître, où en sont les courges du Diallobé ?
— C'est au jardinier de répondre, pas à moi.
Le chef demeura silencieux un moment.
— Si je leur dis d'aller à l'école nouvelle, ils iront
en masse. Ils y apprendront toutes les façons de lier le bois au bois que nous ne savons pas. Mais, apprenant, ils oublieront aussi. Ce qu'ils apprendront vaut-il ce qu'ils oublieront ? Je voulais vous demander : peut-on apprendre ceci sans oublier cela, et ce qu'on apprend vaut-il ce qu'on oublie ?
— Au foyer, ce que nous apprenons aux enfants, c'est Dieu. Ce qu'ils oublient, c'est eux-mêmes, c'est leurs corps et cette propension à la rêverie futile, qui durcit avec l'âge et étouffe l'esprit. Ainsi ce qu'ils apprennent vaut infiniment mieux que ce qu'ils oublient.
— Si je ne dis pas aux Diallobé d'aller à l'école nouvelle, ils n'iront pas. Leurs demeures tomberont en ruine, leurs enfants mourront ou seront réduits en esclavage. La misère s'installera chez eux et leurs cœurs seront pleins de ressentiments...
— La misère est, ici-bas, le principal ennemi de Dieu.
— Cependant, maître, si je vous comprends bien, la misère est aussi absence de poids. Comment donner aux Diallobé la connaissance des arts et l'usage des armes, la possession de la richesse et la santé du corps sans les alourdir en même temps ?
— Donnez-leur le poids, mon frère. Sinon, j'affirme que bientôt il ne restera plus rien ni personne dans le pays. Les Diallobé comptent plus de morts que de naissances. Maître, vous-même, vos foyers s'éteindront.
La Grande Royale était entrée sans bruit, selon son habitude. Elle avait laissé ses babouches derrière la porte. C'était l'heure de sa visite quotidienne à son frère. Elle prit place sur la natte, face aux deux hommes.
— Je me réjouis de vous trouver ici, maître. Peut- être allons-nous mettre les choses au point, ce soir.
— Je ne vois pas comment, madame. Nos voies sont parallèles et toutes deux inflexibles.
— Si fait, maître. Mon frère est le cœur vivant de ce pays mais vous en êtes la conscience. Enveloppez-vous d'ombre, retirez-vous dans votre foyer et nul, je l'affirme, ne pourra donner le bonheur aux Diallobé. Votre maison est la plus démunie du pays, votre corps le plus décharné, votre apparence la plus fragile. Mais nul n'a, sur ce pays, un empire qui égale le vôtre.
Le maître sentait la terreur le gagner doucement, à mesure que cette femme parlait. Ce qu'elle disait, il n'avait jamais osé se l'avouer très clairement, mais il savait que c'était la vérité.
L'homme, toujours, voudra des prophètes pour l'absoudre de ses insuffisances. Mais pourquoi l'avoir choisi, lui, qui ne savait même pas à quoi s'en tenir sur son propre compte ? À ce moment, sa pensée lui remémora son rire intérieur à l'instant solennel de sa prière.
« Je ne sais même pas pourquoi j'ai ri. Ai-je ri parce que, en vainquant mon corps, j'avais conscience de faire plaisir à mon Seigneur, ou par vanité, tout simplement ? Je ne sais pas décider de ce point. Je ne me connais pas... Je ne me connais pas, et c'est moi qu'on choisit de regarder ! Car on me regarde. Tous ces malheureux m'épient et, tels des caméléons, se colorent à mes nuances. Mais je ne veux pas : je ne veux pas ! Je me compromettrai. Je commettrai une grande indignité, s'il plaît à Dieu, pour leur montrer qui je suis. Oui... »
— Mon frère, n'est-il pas vrai que sans la lumière des foyers nul ne peut rien pour le bonheur des Diallobé ? Et, grand maître, vous savez bien qu'il n'est point de dérobade qui puisse vous libérer.
— Madame, Dieu a clos la sublime lignée de ses envoyés avec notre prophète Mohammed, la bénédiction soit sur lui. Le dernier messager nous a transmis l'ultime Parole où tout a été dit. Seuls les insensés attendent encore.
— Ainsi que les affamés, les malades, les esclaves. Mon frère, dites au maître que le pays attend qu'il acquiesce.
— Avant votre arrivée, je disais au maître : « Je suis une pauvre chose qui tremble et qui ne sait pas. » Ce lent vertige qui nous fait tourner, mon pays et moi, prendra-t-il fin ? Grande Royale, dites-moi que votre choix vaudra mieux que le vertige ; qu'il nous en guérira et ne hâtera pas notre perte, au contraire. Vous êtes forte. Tout ce pays repose sous votre grande ombre. Donnez-moi votre foi.
— Je n'en ai pas. Simplement, je tire la conséquence de prémisses que je n'ai pas voulues. Il y a cent ans, notre grand-père, en même temps que tous les habitants de ce pays, a été réveillé un matin par une clameur qui montait du fleuve. Il a pris son fusil et, suivi de toute l'élite, s'est précipité sur les nouveaux venus. Son cœur était intrépide et il attachait plus de prix à la liberté qu'à la vie. Notre grand-père, ainsi que son élite, ont été défaits. Pourquoi ? Comment ? Les nouveaux venus seuls le savent. Il faut le leur demander ; il faut aller apprendre chez eux l'art de vaincre sans avoir raison. Au surplus, le combat n'a pas cessé encore. L'école étrangère est la forme nouvelle de la guerre que nous font ceux qui sont venus, et il faut y envoyer notre élite, en attendant d'y pousser tout le pays. Il est bon qu'une fois encore l'élite précède. S'il y a un risque, elle est la mieux préparée pour le conjurer, parce que la plus fermement attachée à ce qu'elle est. S'il est un bien à tirer, il faut que ce soit elle qui l'acquière la première. Voilà ce que je voulais vous dire, mon frère. Et, puisque le maître est présent, je voudrais ajouter ceci. Notre détermination d'envoyer la jeunesse noble du pays à l'école étrangère ne sera obéie que si nous commençons par y envoyer nos propres enfants. Ainsi, je pense que vos enfants, mon frère, ainsi que notre cousin Samba Diallo doivent ouvrir la marche.
À ces mots, le cœur du maître se serra étrangement.
« Seigneur, se peut-il que je me sois tant attaché à cet enfant ? Ainsi, j'ai des préférences dans mon foyer... Ainsi, ô mon Dieu ! Pardonnez-moi. Et ils me regardent, me veulent pour guide. »
— Samba Diallo est votre enfant. Je vous le rendrai dès que vous en exprimerez le souhait.
La voix du maître était légèrement enrouée cependant qu'il s'exprimait ainsi.
— De toute façon, répondit le chef, cela est un autre problème.

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant