Chap 7

214 7 0
                                    

À l'horizon, il semblait que la terre aboutissait à un gouffre. Le soleil était suspendu, dangereusement, au-dessus de ce gouffre. L'argent liquide de sa chaleur s'était résorbé, sans que sa lumière eût rien perdu de son éclat. L'air était seulement teinté de rouge et, sous cet éclairage, la petite ville soudain paraissait appartenir à une planète étrange.
Paul Lacroix, debout derrière la vitre fermée, attendait. Qu'attendait-il ? Toute la petite ville attendait aussi, de la même attente consternée. Le regard de l'homme erra sur le ciel où de longues barres de rayons rouges joignaient le soleil agonisant à un zénith qu'envahissait une ombre insidieuse. « Ils ont raison, pensa-t-il, je crois bien que c'est le moment. Le monde va finir. L'instant est fragile. Il peut se briser. Alors, le temps sera obstrué. Non ! » Paul Lacroix faillit prononcer ce « non ». D'un geste brusque, il baissa sur la vitre écarlate le rideau vert qui la surplombait. Le bureau devint un aquarium glauque. Lentement, Paul Lacroix regagna sa chaise.
Derrière sa table, le père de Samba Diallo était demeuré immobile comme indifférent au drame cosmique qui se perpétrait dehors. Son boubou blanc était devenu violet. Les larges draperies qui en tombaient contribuaient, par leur immobilité, à lui donner une stature de pierre. « Jean a raison, pensa Lacroix, il a l'air d'un chevalier du Moyen-âge. »
Il s'adressa à l'homme.
— Ce crépuscule ne vous trouble-t-il pas ? Moi, il me bouleverse. En ce moment, il me semble plus proche de la fin du monde que de la nuit...
Le chevalier sourit.
— Rassurez-vous, je vous prédis une nuit paisible.
— Vous ne croyez pas à la fin du monde, vous ? — Au contraire, je l'espère même, fermement.
— Au contraire, je l'espère même, fermement.
— C'est bien ce que je pensais. Ici, tous croient à la fin du monde, du paysan le plus fruste aux hommes les plus cultivés. Pourquoi ? Je me le demandais, et aujourd'hui seulement j'ai commencé de comprendre en regardant le crépuscule.
Le chevalier considéra Paul.
— À mon tour de vous demander : vous ne croyez pas vraiment à la fin du monde ?
— Non, évidemment. Le monde n'aura pas de fin. Du moins pas la fin qu'on attend ici. Qu'une catastrophe détruise notre planète, je ne dis pas...
— Notre paysan le plus fruste ne croit pas à cette fin-là, épisodique et accidentelle. Son univers n'admet pas l'accident. Il est plus rassurant que le vôtre, malgré les apparences.
— Peut-être bien. Malheureusement pour nous, c'est mon univers qui est vrai. La terre n'est pas plate. Elle n'a pas de versants qui donnent sur l'abîme. Le soleil n'est pas un lampadaire fixé sur un dais de porcelaine bleue. L'univers que la science a révélé à l'Occident est moins immédiatement humain, mais avouez qu'il est plus solide...
— Votre science vous a révélé un monde rond et parfait, au mouvement infini. Elle l'a reconquis sur le chaos. Mais je crois que, ainsi, elle vous a ouvert au désespoir.
— Non pas, elle nous a libérés de craintes... puériles et absurdes.
— Absurdes ? L'absurde, c'est le monde qui ne finit pas. Quand saurait-on la vérité ? toute la vérité ? Pour nous, nous croyons encore à l'avènement de la vérité. Nous l'espérons.
« C'est donc cela, pensa Lacroix. La vérité qu'ils n'ont pas maintenant, qu'ils sont incapables de conquérir, ils l'espèrent pour la fin. Ainsi, pour la justice aussi. Tout ce qu'ils veulent et qu'ils n'ont pas, au lieu de chercher à le conquérir, ils l'attendent à la fin. » Il n'exprima pas sa pensée. Il dit simplement :
— Quant à nous, chaque jour, nous conquérons un peu plus de vérité, grâce à la science. Nous n'attendons pas...
« J'étais sûr qu'il n'aurait pas compris, songea le chevalier. Ils sont tellement fascinés par le rendement de l'outil qu'ils en ont perdu l'immensité infinie du chantier. Ils ne voient pas que la vérité qu'ils découvrent chaque jour est chaque jour plus étriquée. Un peu de vérité chaque jour... bien sûr, il le faut, c'est nécessaire. Mais la Vérité ? Pour avoir ceci, faut-il renoncer à cela ? »
— Je crois que vous comprenez très bien ce que je veux dire. Je ne conteste pas la qualité de la vérité que révèle la science. Mais c'est une vérité partielle, et tant qu'il y aura de l'avenir, toute vérité sera partielle. La vérité se place à la fin de l'histoire. Mais je vois que nous nous engageons dans la voie décevante de la métaphysique.
— Pourquoi dites-vous « décevante » ?
— « À toute parole on peut en opposer une autre », n'est-ce pas ce qu'a dit un de vos Anciens ? Dites-moi franchement si ce n'est pas là votre conviction, aujourd'hui encore.
— Non. Et, s'il vous plaît, ne vous retenez pas de faire de la métaphysique. Je voudrais connaître votre monde.
— Vous le connaissez déjà. Notre monde est celui qui croit à la fin du monde. Qui l'espère et la craint tout à la fois. Voilà pourquoi, tantôt, j'ai éprouvé une grande joie lorsqu'il m'a semblé que vous étiez angoissé devant la fenêtre. Voilà, me disais-je, il pressent la fin...
— Non, ce n'était pas de l'angoisse, à la vérité. Ça n'allait pas jusque-là...
— Alors, je vous souhaite du fond du cœur de retrouver le sens de l'angoisse devant le soleil qui meurt. Je le souhaite à l'Occident, ardemment. Quand le soleil meurt, aucune certitude scientifique ne doit empêcher qu'on le pleure, aucune évidence rationnelle, qu'on se demande s'il renaîtra. Vous vous mourez lentement sous le poids de l'évidence. Je vous souhaite cette angoisse. Comme une résurrection.
— À quoi naîtrions-nous ?
— À une vérité profonde. L'évidence est une qualité de surface. Votre science est le triomphe de l'évidence, une prolifération de la surface. Elle fait de vous les maîtres de l'extérieur mais en même temps elle vous y exile, de plus en plus.
Il y eut un moment de silence. Dehors, le drame vespéral avait pris fin. Le soleil était tombé. Derrière lui, une masse imposante de nuages écarlates achevait de s'écrouler à sa suite, comme une monstrueuse traînée de sang coagulé. L'éclat rouge de l'air s'était progressivement attendri, sous l'effet de la lente invasion de l'ombre.
« Étrange, songeait Lacroix, cette fascination du néant sur ceux qui n'ont rien. Leur néant, ils l'appellent l'absolu. Ils tournent le dos à la lumière, mais ils regardent fixement l'ombre. Est-ce que cet homme n'est pas sensible à sa pauvreté ? »
À ce moment s'éleva la voix du chevalier. Elle était basse et méditative, comme s'il se parlait à lui- même.
— Je voulais vous dire, néanmoins...
Il hésitait.
— Que voulez-vous dire, monsieur ?
— Je voulais vous dire que c'est moi-même,
finalement qui ai mis mon fils à votre école.
— A votre tour, vous me donnez une grande joie. — J'ai mis mon fils à votre école et j'ai prié Dieu
de nous sauver tous, vous et nous.
— Il nous sauvera, s'il existe.
— J'ai mis mon fils à l'école parce que l'extérieur que vous avez arrêté nous envahissait lentement et nous détruisait. Apprenez-lui à arrêter l'extérieur.
— Nous l'avons arrêté.
— L'extérieur est agressif. Si l'homme ne le vainc pas, il détruit l'homme et fait de lui une victime
de tragédie. Une plaie qu'on néglige ne guérit pas, mais s'infecte jusqu'à la gangrène. Un enfant qu'on n'éduque pas régresse. Une société qu'on ne gouverne pas se détruit. L'Occident érige la science contre ce chaos envahissant, il l'érige comme une barricade.
À ce moment, Lacroix dut lutter contre la tentation impérieuse de tourner le commutateur électrique à portée de sa main. Il eût aimé scruter le visage d'ombre de cet homme immobile, face à lui. Il percevait dans sa voix une tonalité qui l'intriguait et qu'il aurait voulu référer à l'expression du visage. « Mais aussi, songea-t-il, si j'allume, cet homme peut se taire. Ce n'est pas à moi qu'il parle. C'est à lui-même ! » Il l'écouta.
— Chaque heure qui passe apporte un supplément d'ignition au creuset où fusionne le monde. Nous n'avons pas eu le même passé, vous et nous, mais nous aurons le même avenir, rigoureusement. L'ère des destinées singulières est révolue. Dans ce sens, la fin du monde est bien arrivée pour chacun de nous, car nul ne peut plus vivre de la seule préservation de soi. Mais, de nos longs mûrissements multiples, il va naître un fils au
monde. Le premier fils de la terre. L'unique aussi. Lacroix le sentit qui se tournait légèrement, dans
l'ombre, vers lui.
— Monsieur Lacroix, cet avenir, je l'accepte. Mon
fils en est le gage. Il contribuera à le bâtir. Je veux qu'il y contribue, non plus en étranger venu des lointains, mais en artisan responsable des destinées de la cité.
— Il nous enseignera les secrets de l'ombre. Il nous découvrira les sources où s'abreuve votre jeunesse.
— Ne vous forcez pas, monsieur Lacroix ! Je sais que vous ne croyez pas en l'ombre. Ni à la fin. Ce que vous ne voyez pas n'est pas. L'instant, comme un radeau, vous transporte sur la face lumineuse de son disque rond, et vous niez tout l'abîme qui vous entoure. La cité future, grâce à mon fils, ouvrira ses baies sur l'abîme, d'où viendront de grandes bouffées d'ombre sur nos corps desséchés, sur nos fronts altérés. Je souhaite cette ouverture, de toute mon âme. Dans la cité naissante, telle doit être notre œuvre, à nous tous, Hindous, Chinois, Sud-Américains, Nègres, Arabes ; nous tous, dégingandés et lamentables, nous les sous-développés, qui nous sentons gauches en un monde de parfait ajustement mécanique.
Il faisait tout à fait nuit, maintenant. Lacroix, immobile, entendit dans l'ombre cette étrange prière :
« Dieu en qui je crois, si nous ne devons pas réussir, vienne l'Apocalypse ! Prive-nous de cette liberté dont nous n'aurons pas su nous servir. Que ta main, alors, s'abatte, lourde, sur la grande inconscience. Que l'arbitraire de Ta volonté détraque le cours stable de nos lois... »

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant