Chap 10

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Tout près une voix parla.
— Ma présence maintenant te trouble. Délicieux accueil que fait la vallée desséchée au flot revenu, tu réjouis le flot.
— Je t'attendais. J'ai longtemps attendu. Je suis prêt.
— As-tu la paix ?
— Je n'ai pas la paix. Je t'ai attendu longtemps.
— Tu sais que je suis l'ombre.
— J'ai choisi. Je t'ai choisi, mon frère d'ombre et
de paix. Je t'attendais.
— L'ombre est profonde, mais elle est la paix.
— Je la veux.
— L'apparence et ses reflets brillent et pétillent.
Ne regretteras-tu pas l'apparence et ses reflets ?
— Je te veux.
— Dis, ne regretteras-tu rien ?
— Non, je suis las de cette rondeur fermée. Ma pensée toujours me revient, réfléchie par l'apparence, lorsque, pris d'inquiétude, je l'ai jetée comme un tentacule.
— Mais elle te revient. Vers quelque côté que tu tournes, c'est ton propre visage que tu vois, mais rien que lui. Toi seul emplis la rondeur fermée. Tu es roi...
— La maîtrise de l'apparence est apparence.
— Alors viens. Oublie, oublie le reflet. Épands- toi, tu es ouverture. Vois comme l'apparence craque et cède, vois !
— Plus loin, plus loin encore !
— Lumière et bruit, forme et lumière, tout ce qui s'oppose et agresse, soleils aveuglants de l'exil, vous êtes rêves oubliés.
— Où es-tu ? Je ne te vois plus. Il n'y a que cette turgescence qui sourd en moi, comme fait l'eau nouvelle dans le fleuve en crue.
— Sois attentif. Voici que s'opère la grande réconciliation. La lumière brasse l'ombre, l'amour dissout la haine...
— Où es-tu ? Je n'entends rien, que cet écho en
moi qui parle quand tu n'as pas fini de parler.
— Sois attentif, car voici que tu renais à l'être. Il n'y a plus de lumière, il n'y a plus de poids, l'ombre n'est plus. Sens comme il n'existe pas
d'antagonismes...
— Plus loin, plus loin encore...
— Sens comme ta pensée plus ne te revient comme un oiseau blessé, mais infiniment se déploie, à peine l'as-tu osée !
— Sagesse, je te pressens ! Lumière singulière des profondeurs, tu ne contournes pas, tu pénètres.
— Sois attentif, car voici la vérité : tu n'es pas ce rien qu'enferment tes sens. Tu es l'infini qu'à peine arrête ce qu'enferment tes sens. Non, tu n'es pas cette inquiétude close qui crie parmi l'exil.
— Je suis deux voix simultanées. L'une s'éloigne et l'autre croît. Je suis seul. Le fleuve monte ! Je déborde... où es-tu ? Qui es-tu ?
— Tu entres où n'est pas l'ambiguïté. Sois attentif, car te voilà arrivé... Te voilà arrivé.
— Salut ! Goût retrouvé du lait maternel, mon frère demeuré au pays de l'ombre et de la paix, je te reconnais. Annonciateur de fin d'exil, je te salue.
— Je te ramène ta royauté. Voici l'instant, sur lequel tu régnas...
— L'instant est le lit du fleuve de ma pensée. Les pulsations des instants ont le rythme des pulsations de la pensée ; le souffle de la pensée se coule dans la sarbacane de l'instant. Dans la mer du temps, l'instant porte l'image du profil de l'homme, comme le reflet du caïlcédrat sur la surface brillante de la lagune. Dans la forteresse de l'instant, l'homme, en vérité, est roi, car sa pensée est toute-puissance, quand elle est. Où elle a passé, le pur azur cristallise en formes. Vie de l'instant, vie sans âge de l'instant qui dure, dans l'envolée de ton élan indéfiniment l'homme se crée. Au cœur de l'instant, voici que l'homme est immortel, car l'instant est infini, quand il est. La pureté de l'instant est faite de l'absence du temps. Vie de l'instant, vie sans âge de l'instant qui règne, dans l'arène lumineuse de ta durée, infiniment l'homme se déploie. La mer ! Voici la mer ! Salut à toi, sagesse retrouvée, ma victoire ! La limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te regarde, et tu durcis dans l'Être. Je n'ai pas de limite. Mer, la limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te regarde, et tu reluis, sans limites. Je te veux, pour l'éternité.

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant