Ayant, d'un geste lent, achevé de ceindre la tête de Demba du turban blanc, le maître des Diallobé entreprit interminablement de s'accroupir. D'une main, il s'appuya sur un genou, pendant que la main droite, paume ouverte, descendait en tremblant vers le sol. Quand elle y eut atteint, la main gauche suivit. L'assistance, immobile, observait.
Nul au monde, à coup sûr, ne s'était, son existence durant accroupi autant de fois que le maître des Diallobé, car nul n'avait prié autant que lui. Le grand âge et les rhumatismes avaient fait de ce geste, chaque jour encore vingt fois répété, cette gymnastique grotesque et pénible que l'assistance émue suivait en haletant.
L'homme entreprit de plier ses genoux, afin de leur faire toucher le sol. Avec eux, toute la charpente du corps se mit à craquer. Soudain, il s'écroula et demeura immobile, le temps de reprendre son souffle. D'un coin de l'assistance monta un faible sanglot, vite retenu.
Le vieillard, étendu à terre sur le ventre, se roula sur lui-même, de manière à reposer sur le dos et marqua une nouvelle pause pour souffler. Prenant appui sur ses coudes repliés, il redressa le buste et s'assit enfin. Un soupir monta de l'assistance, qui couvrit celui du maître, puis le silence s'établit.
— Je ne suis rien, dit le maître haletant. Je vous supplie de sentir avec moi, comme moi, que je ne suis rien. Seulement un écho minuscule qui prétendit, le temps de sa durée, se gonfler de la Parole. Prétention ridicule. Ma voix est un mince filet qu'étouffe ce qui n'est pas ma voix. La Parole dont prétendit se gonfler ma voix est l'universel débordement. Ma voix ne peut pas faire entendre son bruit misérable, que déjà la durée par deux fois ne l'ait bouchée et emprisonnée. L'être est là, avant qu'elle s'élève, qui est intact, après qu'elle s'est tue. Sentez-vous comme je suis l'écho vain ?
— Nous le sentons, dit le fou, en réprimant un nouveau sanglot.
— La Parole tisse ce qui est plus intimement que la lumière ne tisse le jour. La Parole déborde votre destin, du côté du projet, du côté de l'acte, étant les trois de toute éternité. Je l'adore.
— Maître, ton propos nous dépasse, dit le forgeron.
— Je ne vous parlais pas.
— Parle-nous.
Le maître considéra l'homme, que son regard
parut percer.
— Un matin donc, tu te réveilles, lui dit-il. Le flot
obscur a reflué loin, autour d'un dur surgissement ; c'est bien toi, nul autre à ta place, qui es éveillé. Cette sourde inquiétude qui gonfle en même temps que s'installe la lumière, c'est toi qu'elle emplit : cet homme que terrifie le souvenir de sa mort, c'est toi – qui l'écartes et te lèves. Tu crois en Dieu. Tu te précipites et pries. Cette famille dépourvue de nourriture et certaine de manger aujourd'hui, c'est la tienne qui attend que tu la nourrisses. Tu la hais, tu l'aimes aussi. Voici que tu lui souris et la couves, tu te lèves et sors dans la rue ; ceux que tu rencontres sont à ton image ; tu leur souris, ils te sourient, tu les mords, ils te mordent, tu les aimes et tu les détestes, tu les approches puis tu t'éloignes, tu les vaincs et ils te battent : tu reviens chez toi, oblitéré et chargé de nourriture. Ta famille mange, tu souris, elle sourit, contente, tu te fâches : il faut repartir. Cette famille dépourvue de nourriture et certaine de manger, c'est la tienne qui attend que tu la nourrisses. Cet homme qu'agresse le souvenir de sa mort, c'est toi – qui l'écartes et te lèves. Tu crois en Dieu, tu te précipites et pries... De qui ai-je parlé ?
— De moi, maître, dit le forgeron atterré.
— Non, dit le maître, c'est de moi.
Le fou éclata derechef en sanglots, éhontés et
puissants.
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* * *
« Un homme, fut-il jamais aussi familier des sommets, que ce vieillard qui pleure son échec ? songeait Demba. Il a le vertige et me cède le pas.
Il croit son vertige dû à son grand âge. Il a raison.
Ma jeunesse se permettra plus de témérité ; elle est plus obtuse, et c'est bien ainsi. Il hésite, je trancherai. Mais s'agit-il bien d'âge ? Samba Diallo, à mon âge, lui aussi, hésiterait, c'est sûr. Donc, je suis obtus. Mais je trancherai. »
« Il est bien que ce jeune homme remplace le maître, se félicita la Grande Royale. Il n'a pas, il n'aura jamais ce goût du vieil homme qui préfère les valeurs traditionnelles, même condamnées et mourantes, aux valeurs triomphantes qui nous assaillent. Ce jeune homme est téméraire. Le sens du sacré ne le paralyse pas. C'est un cuistre. Mieux que tout autre, il saura accueillir le monde nouveau. Mais auparavant, le maître aura vécu, ainsi que mon frère. Ainsi que mon jeune cousin... oui Samba Diallo aussi aura vécu, spirituellement. Pauvre enfant, qui eût dû naître contemporain de ses ancêtres. Je crois qu'il en eût été le guide. Aujourd'hui... Aujourd'hui... »
« Pourquoi a-t-il fallu que je le laisse partir, se demanda le chef des Diallobé. Il a le même âge que ce jeune homme qu'on vient de faire maître des Diallobé. Je l'eusse nommé chef des Diallobé, à ma place, à moins que le maître ne l'eût choisi pour place, à moins que le maître ne l'eût choisi pour
porter son turban. Il eût contenu le mouvement des Diallobé sur la voie étroite qui serpente entre leur passé et... ces champs nouveaux, où ils veulent paître et s'ébattre et se perdre. Au lieu qu'aujourd'hui, me voici en face de ce jeune homme, seul avec lui, abandonné de mon vieux compagnon et maître. »
Le vieux compagnon riait, en attendant. Le chef des Diallobé le regarda, curieux de savoir quelle nouvelle saute l'amusait, quand les larmes qu'il avait arrachées au fou s'étaient à peine séchées. C'était précisément le fou qui le mettait en joie. Sanglé dans sa tunique militaire, l'insensé était agenouillé en face du maître et lui parlait de près, en lui tenant le bras. Le même rire distendait leurs visages, très proches l'un de l'autre, comme s'ils eussent cherché à n'être entendus de personne autour d'eux.
— Voulez-vous dire la prière, maintenant, maître ? demanda le chef.
Le vieil homme écarta doucement le fou, fit face à Demba, tendit les bras dans un geste de prière. Toute l'assistance suivit.
À la fin de la prière, Demba déclara qu'à partir du lendemain, il modifierait les horaires du foyer. Ainsi, tous les parents qui le voudraient pourraient envoyer leurs fils à l'école étrangère. « Car, conclut- il, le Prophète – la bénédiction soit sur lui – a dit : Vous irez chercher la Science, s'il le faut, jusqu'en Chine. »
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Du premier coup d'œil, Samba Diallo reconnut l'écriture du chef des Diallobé. Il s'empara de la lettre et grimpa les escaliers en courant.
« Comment l'homme, dont le sort est de vieillir, puis de mourir, peut-il prétendre à gouverner – qui est l'art, à chaque instant, d'avoir l'âge et les désirs de la génération qui change et ne vieillit pas ? » avait écrit son cousin. « Nul autant que moi n'a connu le pays des Diallobé. Ses désirs naissaient en moi avant même qu'il les pressentît. J'étais l'éminence qui accueille et réfléchit les premiers rayons venus des profondeurs du monde. Toujours je précédais et n'en éprouvais ni inquiétude ni fatuité. En même temps, j'étais l'arrière-garde. Je n'étais jamais rassasié, que les désirs du dernier des Diallobé n'eussent été comblés. Les temps ont bien vécu, où je contenais ce pays, sans que nul de nous débordât l'autre. »
Il était lui-même, il était le pays, et cette unité n'était fissurée d'aucune division, pensa Samba Diallo en s'arrêtant de lire. Ô mon pays, dans le cercle de tes frontières, l'un et le multiple s'accouplaient hier encore, je savais bien que je ne l'ai pas rêvé ! Le chef et la multitude, le pouvoir et l'obéissance étaient du même bord et cousins issus de germains. Le savoir et la foi coulaient de source commune et grossissaient la même mer. À l'intérieur de tes frontières, il était donné encore de pénétrer le monde par le grand portail. J'ai été le souverain qui, d'un pas de maître, pouvait franchir le seuil de toute unité, pénétrer au cœur intime de l'être, l'envahir et faire un avec lui, sans que nul de nous débordât l'autre. Chef des Diallobé, pourquoi a-t-il fallu que je franchisse la frontière de ton royaume ?
« Aujourd'hui, poursuivait le chef, tout fuit et s'écroule autour de mon immobilité, comme la mer le long du récif. Je ne suis plus le repère, mais
le long du récif. Je ne suis plus le repère, mais l'obstacle que les hommes contournent pour ne pas l'abattre. Si tu pouvais voir de quels regards ils m'épient ! Ils sont pleins de sollicitude et de pitié ; de brutale détermination aussi. L'heure sonne où je choisirais de mourir, si j'eusse disposé de ce choix.
« Hélas, je ne puis même pas faire comme ton vieux maître, dépouiller cette partie de moi-même qui appartient aux hommes et la leur laisser entre les mains, en me retirant.
« Un soir, il est venu à moi, selon cette vieille habitude que tu lui connais. Le fou, qui ne le quitte plus, lui tenait le bras et tous les deux riaient comme des enfants, contents d'être ensemble. « Voici que la vallée va prendre congé de la montagne », dit le fou, et je me sentis tout triste, soudain, comme jamais depuis la mort de mon père. « La vallée profonde, où clapote le cœur du monde... » « Chut, tais-toi, l'interrompit le maître. Tu m'avais promis d'être sage. Si tu ne l'es pas, nous allons repartir. » Le fou se tut.
« Je ne quittais pas le maître du regard. Il n'était pas triste.
« — Demain, me dit-il, je remettrai le turban à Demba, s'il plaît à Dieu.
« — Il ne peut en résulter que du bien, si vous l'avez décidé, acquiesçai-je.
« — Avez-vous perçu comme je suis bête ?
s'enquit-il. J'ai, depuis longtemps, senti que j'étais le seul obstacle au bonheur de ce pays. J'ai feint de n'être pas cet obstacle. J'espérais — mais cela, je le sais maintenant seulement — que le pays me passerait dessus, de sorte qu'il obtînt son bonheur sans que je perdisse ma bonne conscience.
« — Vous êtes injuste pour vous-même.
« — Qu'en savez-vous ?
« — Ce n'est pas vous-même que vous
défendiez, mais Dieu.
« — Que vient-il faire ici ? Vous voyez, vous-
même je vous ai abusé. Dieu fut ma grande trouvaille. Je suggérais, par mon attitude, que c'est lui que je défendais. Mais, je vous le demande, peut- on défendre Dieu des hommes ? Qui le peut ? Qui a ce droit ? À qui Dieu appartient-il ? Qui n'a pas le droit de l'aimer ou de le bafouer ? Songez-y, chef des Diallobé, la liberté d'aimer ou de haïr Dieu est l'ultime don de Dieu, que nul ne peut enlever à l'homme.
« — Maître, je parle de ces hommes qui habitent le pays des Diallobé. Ils sont, sous nos yeux, comme des enfants. Nous avons le devoir de leur prendre leur liberté, pour en user à leur avantage.
« — Vous. Rien n'est plus vrai. Pas moi.
« Il se tut longuement. Quand il reparla, ce fut avec un regain de tristesse.
« — J'ai pensé cette chose infâme : que Dieu pouvait être un obstacle au bonheur des hommes. Comme c'est bête, mon Dieu, comme j'ai été bête ! La vérité est qu'il s'est toujours trouvé des malins pour se servir de Toi. T'offrant et Te refusant, de même que si Tu leur eusses appartenu, dans le dessein de maintenir d'autres hommes sous leur obéissance. Chef des Diallobé, songez qu'il arrive que la révolte de la multitude contre ces malins prenne la signification d'une révolte contre Lui. Quand, au contraire, elle est la plus sainte de toutes les guerres saintes !
« Longtemps, il me parla ainsi, balayant toutes mes objections, pleurant sur sa turpitude. Dans son coin, le fou s'était endormi... »
Samba Diallo laissa tomber la lettre.
« Et puis non, pensa-t-il. Que me font leurs problèmes ? J'ai le droit de faire comme ce vieil homme, de me retirer de l'arène ou s'enchevêtrent leurs désirs, leurs infirmités, leur chair, de me retirer au-dedans de moi-même. Après tout, je ne suis que moi-même. Je n'ai que moi. »
Il se leva, s'apprêta et se mit au lit. Tard dans la nuit, il s'aperçut qu'il avait oublié de faire sa prière du soir, et dut se faire violence pour se relever et prier.
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« Mon Dieu, Tu ne Te souviens donc pas ? Je suis bien cette âme que Tu faisais pleurer en l'emplissant. Je t'en supplie, ne fais pas que je devienne l'ustensile que je sens qui s'évide déjà. Je ne t'ai pas demandé de faire éclore cette lueur qui, un jour, perçut qu'elle ardait. Tu m'as voulu. Tu ne saurais m'oublier comme cela. Je n'accepterais pas, seul de nous deux, de pâtir de Ton éloignement...
« Souviens-Toi, comme tu nourrissais mon existence de la tienne. Ainsi, le temps est nourri de la durée. Je te sentais la mer profonde d'où s'épandait ma pensée et en même temps qu'elle, tout. Par toi, j'étais le même flot que tout.
« Ils disent que l'être est écartelé de néant, est un archipel dont les îles ne se tiennent pas par en dessous, noyées qu'elles sont de néant. Ils disent que la mer, qui est telle que tout ce qui n'est pas elle y flotte, c'est le néant. Ils disent que la vérité, c'est le néant, et l'être, avatar multiple.
« Et toi, tu bénis leur errement. Tu lui attaches le succès comme l'endroit à l'envers. Sous le flot de leur mensonge qui s'étend, la richesse cristallise ses gemmes. Ta vérité ne pèse plus très lourd, mon Dieu...»
Le matin trouva Samba Diallo accroupi tout éveillé sur le tapis des prières, les membres noués de douleur.
Il songea qu'il fallait qu'il écrive à son père.
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L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou Kane
De TodoLe livre original sur wattpad pour ceux qui l'ont pas 👍🏾