Chap 5

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Samba Diallo appuya sur le bouton de la sonnette et attendit. À travers la porte, il perçut le silence brusque de voix animées. La porte s'ouvrit.
— Entrez donc, monsieur.
Devant lui, souriante, se tenait une jeune fille. Samba Diallo ne bougea pas, malgré l'invite, comme fasciné par l'apparition. Elle était grande et bien prise dans un jersey serré, dont la couleur noire rehaussait le teint chaud de soleil couchant du cou, du visage et des bras. Une masse pesante de cheveux noirs auréolait la tête et descendait en un pan lourd jusqu'aux épaules, où elle se confondait, à ne plus s'en distinguer, avec le noir brillant du jersey. Le cou était gracile sans être mince et sa sveltesse soulignait le poids d'une gorge ferme. Sur le soleil rouge du visage éclatait le jais des yeux immenses, le reflet tour à tour retenu et offert du sourire timide.
— Entrez donc, monsieur. Nous vous attendions, répéta-t-elle.
— Pardon, s'excusa Samba Diallo, confus.
Il entra et attendit que la jeune fille eût fermé la porte derrière lui. Il la suivit, et son regard s'attarda sur le lent ondoiement du buste qu'animait le rythme de jambes longues, et qu'il devinait fines, dans le prolongement de petits pieds chaussés de mocassins.
À la porte du salon, un rire bien connu accueillit Samba Diallo.
— Ha ! Ha ! Ha ! le voici ! Voici l'homme nouveau. Il est jeune, il est neuf, il...
— Pierre-Louis, présente-nous à monsieur, et cesse de bavarder comme un vieux fou.
La personne qui venait de parler était une grosse métisse, couverte de bijoux, qui fixait sur Samba Diallo un regard maternel.
— Bon, bon, obtempéra le vieux fou. Jeune homme, voici ma femme, Adèle. Telle que vous la voyez, malgré ses cris, elle a du sang royal, étant princesse gabonaise.
Ce disant, Pierre-Louis se tenait à une distance prudente de la grosse princesse. Samba Diallo s'inclina et prit la lourde main abondamment baguée, qui lui était tendue.
— Ce rayon de soleil, là-bas, qui cherche à se cacher de votre regard, c'est ma petite-fille. Elle n'a qu'une seule imperfection, qui n'apparaît pas de prime abord d'ailleurs : elle s'appelle Adèle aussi.
Samba Diallo sut gré à la princesse baguée du projectile – un éventail pliant – qu'elle envoya s'égarer par-dessus la tête de Pierre-Louis. Les rires et l'agitation abritèrent son trouble au moment où il s'inclinait devant l'apparition et serrait une petite main qu'il crut sentir trembler dans la sienne.
— Et voici mes deux fils : capitaine Hubert Pierre-Louis, qui est le père d'Adèle, et Marc qui est ingénieur.
Samba Diallo échangea deux rudes poignées de main.
— Ce sera tout pour ce soir, conclut Pierre-Louis comiquement.
— Vous avez beaucoup impressionné mon père, Samba Diallo, dit Marc. Il n'a fait que nous parler de vous.
Samba Diallo parut surpris et allait se récrier, quand la princesse baguée l'en dispensa.
— Je sais la raison de l'enthousiasme de Pierre- Louis, dit-elle. Vous l'avez écouté : rien ne l'impressionne tant, et moi aussi du reste. J'ai su par là quelle éducation est la vôtre.
Tout le monde rit et Samba Diallo en profita pour céder à une furieuse envie de regarder Adèle.
La jeune fille, assise à même le tapis, la tête sur les genoux de Pierre-Louis, fixait Samba Diallo de ses grands yeux.
Le jeune homme en éprouva un sentiment de plaisir qu'il regretta aussitôt, puis ce regret lui-même le surprit.
« Tiens, tiens, se dit-il. On dirait que MBare bouge. Le voici qui adresse des clins d'œil canailles à une jeune fille qu'il voit pour la première fois. » MBare, nom typique d'esclave au pays des Diallobé, était le sobriquet dont les parents de Samba Diallo usaient du temps de son enfance, pour lui faire honte d'un mauvais comportement.
Il répondit à Marc :
— C'est moi qui suis reconnaissant à votre père d'avoir conjuré le découragement qui m'envahissait lentement, lorsque je le rencontrai il y a un mois. Je ne sais si vous avez ressenti parfois cette impression poignante de vacuité que donnent les rues de cette ville – par ailleurs si bruyante cependant. Il y a comme une grande absence, on ne sait de quoi. J'étais en proie à cette étrange sensation lorsque je rencontrai votre père, et j'ai eu l'impression qu'il me remettait à flot, dans le courant.
— Vous habitez seul, s'enquit Hubert, pratique.
— Non, ce n'est pas cela, intervint Marc. J'ai souvent entendu des hommes de couleur parler comme Samba Diallo. Je crois, pour ma part, que cette impression provient de ce que, paradoxalement, ils attendaient de trouver à Paris ce qu'ils ont quitté pour y venir. N'est-ce pas votre avis, Samba Diallo ?
— Je ne crois pas que ce soit l'environnement matériel de mon pays qui me manque, si c'est ce que vous voulez dire.
— Ah ! s'enquit Marc, intéressé. Essayez donc d'expliquer. Vous savez, mon père m'a envoyé ici depuis ma plus tendre enfance, mais je me sens
étranger aussi, dans ce pays. Je voudrais bien savoir...
Il n'acheva pas sa phrase et attendit. Samba Diallo hésita, ne sachant que dire. Son regard chercha celui de Pierre-Louis, mais le vieil homme paraissait attendre aussi.
— C'est difficile, prononça enfin Samba Diallo. Ici, on dirait que je vis moins pleinement qu'au Pays des Diallobé. Je ne sens plus rien, directement... Vous savez, tout ceci, à la réflexion, me paraît ridicule. Il se peut, après tout, que, plus que mon pays, ce que je regrette, ce soit mon enfance.
— Essayez toujours. Dites comment se présente votre nostalgie.
— Il me semble qu'au pays des Diallobé l'homme est plus proche de la mort, par exemple. Il vit plus dans sa familiarité. Son existence en acquiert comme un regain d'authenticité. Là-bas, il existait entre elle et moi une intimité, faite tout à la fois de ma terreur et de mon attente. Tandis qu'ici, la mort m'est redevenue une étrangère. Tout le combat, la refoule loin des corps et des esprits. Je l'oublie. Quand je la cherche avec ma pensée, je ne vois qu'un sentiment desséché, une éventualité abstraite, à peine plus désagréable pour moi que pour ma compagnie d'assurances.
— En somme, dit Marc en riant, vous vous plaignez de ne plus vivre votre mort.
L'on rit. Samba Diallo aussi, tout en acquiesçant.
— Il me semble encore qu'en venant ici, j'ai perdu un mode de connaissance privilégié. Jadis, le monde m'était comme la demeure de mon père : toute chose me portait au plus essentiel d'elle- même, comme si rien ne pouvait être que par moi. Le monde n'était pas silencieux et neutre. Il vivait. Il était agressif. Il diluait autour de lui. Aucun savant jamais n'a eu de rien la connaissance que j'avais alors de l'être.
Après un court silence, il ajouta :
— Ici, maintenant, le monde est silencieux, et je ne résonne plus. Je suis comme un balafon crevé, comme un instrument de musique mort. J'ai l'impression que plus rien ne me touche.
Le rire de Pierre-Louis retentit, rocailleux et bref.
— Ha ! Ha ! Ha ! Je sais ce que c'est. Ce n'est pas l'absence matérielle de votre terroir qui vous tient en haleine. C'est son absence spirituelle.
L'Occident se passe de vous, l'on vous ignore, vous êtes inutile, et cela, quand vous-même ne pouvez plus vous passer de l'Occident. Alors, vous faites le complexe du Mal Aimé. Vous sentez que votre position est précaire.
Samba Diallo regarda Pierre-Louis, et, cette fois, les yeux d'Adèle ne le retinrent pas. Le vieux bonhomme était gravé, presque triste. « Je sais maintenant la raison de la folie de cet homme. Il a été trop lucide durant une vie trop longue. »
— Il n'y a que des intellectuels pour souffrir de cela, trancha le capitaine Hubert. Du moment que l'Occident accepte de donner, qu'importe s'il refuse de prendre ? Moi, ça ne me gêne pas.
— Non, objecta Samba Diallo. C'est, au contraire, cette attitude, capitaine, qui me paraît impossible autrement qu'en théorie. Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d'une tête froide ce que je puis lui prendre et ce qu'il faut que je lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux. Il n'y a pas une tête lucide entre deux termes d'un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n'être pas deux.
Mais Marc s'adressait à Pierre-Louis :
— J'aurais voulu trouver un argument pour réfuter ce que tu viens de dire. Car, en un sens, il me semble que tu nous as condamnés. Comment l'Occident aurait-il pu se passer de nous si notre message n'avait pas été superflu, de quelque façon ? L'Occident poursuit victorieusement son investissement du réel. Il n'y a aucune faille dans son avancée. Il n'est pas d'instant qui ne soit rempli de cette victoire. Il n'est pas jusqu'à ce loisir de philosopher, dont nous usons présentement, que nous ne devions à l'efficace vigueur de l'effort par lequel il tient le monde sur nos têtes, comme un abri dans la tempête. Dès lors, peut-il rien exister, hors cet effort, qui ait un sens ? Je vois bien ce qui nous distingue d'eux. Notre premier mouvement n'est pas de vaincre comme ils font, mais d'aimer. Nous avons aussi notre vigueur qui nous place d'emblée au cœur intime de la chose. La connaissance que nous en avons est si intense que sa plénitude nous enivre. Nous avons alors une sensation de victoire. Mais où est cette victoire ? L'objet est intact, l'homme n'est pas plus fort.
Samba Diallo s'agita.
— Moi je voyais, au propos de votre père, une autre portée, comment dirais-je ?... plus historique. La conséquence en serait moins désespérée. Ce n'est pas dans une différence de nature, entre l'Occident et ce qui n'est pas l'Occident, que je verrais l'explication de cette contrariété de leurs destins. S'il y avait une différence de nature, il en eût résulté en effet que, si l'Occident a raison, et parle haut, nécessairement ce qui n'est pas l'Occident a tort et doit se taire ; que si l'Occident sort de ses limites et colonise, cette situation est dans la nature des choses et est définitive...
— En effet, s'écria Pierre-Louis.
Samba Diallo se mit à sourire alors, sollicité soudain par un souvenir.
— J'ai une vieille cousine, dit-il, chez qui la réalité ne perd jamais ses droits. On l'appelle la Grande Royale. Elle n'est pas encore revenue de la surprise où l'ont plongée la défaite et la colonisation des Diallobé. Je ne dois d'être allé à l'école, et d'être ici ce soir, qu'à son désir de trouver une explication. Le jour où je prenais congé d'elle, elle me disait encore ; « Va savoir chez eux comment l'on peut vaincre sans avoir raison. »
— Voilà une femme qui ne s'en laisse pas conter, au moins. Elle doit être une bien grande princesse...
Ce disant, Pierre-Louis coulait un regard de biais vers la princesse baguée, laquelle s'était désintéressée de la causerie et vaquait avec Adèle, entre la table et la cuisine.
— Vous disiez donc ? intervint Marc s'adressant à Samba Diallo.
Il paraissait pressé de la suite.
— Je ne pense pas que cette différence existe dans la nature. Je la crois d'artifice, accidentelle. Seulement, l'artifice a forci dans le temps recouvrant la nature. Ce qui nous manque tant en Occident, à nous qui venons de la périphérie, c'est peut-être cela, cette nature originelle où éclate notre identité avec eux. La conséquence est que la Grande Royale a raison : leur victoire sur nous est aussi un accident. Ce sentiment de notre absence qui nous pèse ne signifie pas que nous soyons inutiles, mais, au contraire, établit notre nécessité et indique notre tâche la plus urgente, qui est le déblaiement de la nature. Cette tâche est anoblissante.
Le capitaine Hubert s'agita dans son fauteuil.
— J'avoue que je ne comprends pas. Tout ceci me paraît trop... comment dire... trop hors de la réalité. La réalité, c'est que nous avons un grand besoin d'eux et qu'ils sont à notre disposition. Ou nous à la leur, peu importe.
— Vous vous trompez, capitaine. Il importe beaucoup, dit Samba Diallo, exaspéré.
Mais il eut honte de son emportement, et poursuivit, plus calmement.
— Je comprends bien votre point de vue et l'admets en un sens. Mais excusez-moi de vous dire qu'il me paraît insuffisant. Vous prétendez que le grand besoin où nous sommes de l'Occident ne nous laisse plus le choix, et autorise seulement la soumission, jusqu'au jour où nous aurons acquis leur maîtrise.
— Puisque vous le comprenez si bien, dit le capitaine, en souriant, expliquez-moi pourquoi votre génération ne se fait pas une raison et paraît supporter si mal cette idée.
— C'est que, si nous l'acceptons et nous en accommodons, nous n'aurons jamais la maîtrise de la chose. Car nous n'aurions pas plus de dignité qu'elle. Nous ne la dominerions pas. L'avez-vous remarqué ? C'est le même geste de l'Occident, qui maîtrise la chose et nous colonise tout à la fois. Si nous n'éveillons pas l'Occident à la différence qui nous sépare de la chose, nous ne vaudrons pas plus qu'elle, et ne la maîtriserons jamais. Et notre échec serait la fin du dernier humain de cette terre.
La princesse baguée survint bruyamment.
— Vous autres, nouveaux nègres, vous êtes dégénérés, attaqua-t-elle. Vous ne savez plus manger. Vous ne savez plus porter attention aux femmes. Votre vie se passe en débats interminables et forcenés. Mangez donc ! Quand vous aurez retrouvé cela, vous aurez tout retrouvé.
Pierre-Louis essayait, par des manœuvres détournées, d'avoir Samba Diallo à côté de lui, à table. La princesse le remarqua.
— Venez ici, jeune homme. Vous vous mettrez entre Adèle et moi.
— Comme vous avez raison, madame, lui dit Samba Diallo ! Nous ne vivons plus. Nous sommes vides de substance et notre tête nous dévore. Nos ancêtres étaient plus vivants. Rien ne les divisait d'eux-mêmes.
— N'est-ce pas ! se réjouit la princesse. Les hommes étaient pleins. Ils n'avaient pas vos pensées moroses.
— C'est, affirma Samba Diallo, qu'ils avaient des richesses que nous perdons chaque jour un peu plus. Ils avaient Dieu. Ils avaient la famille qui n'était qu'un seul être. Ils possédaient intimement le monde. Tout cela, nous le perdons petit à petit, dans le désespoir.
— Je suis bien de ton avis, Samba Diallo, dit Marc en fixant sur lui un regard pathétique. Je suis bien de ton avis, répéta-t-il plus bas, pensivement.
Le capitaine éclata de rire et Samba Diallo tressaillit.
— Et toi, ma petite Adèle ? Tu es aussi de leur avis... n'est-ce pas ? demanda-t-il.
Adèle sourit d'un air confus, regarda Samba Diallo, puis baissa la tête sans répondre.
Mais le capitaine, abandonnant sa fille, s'était tourné vers Marc.
Samba Diallo eut conscience qu'on lui parlait. C'était Adèle, à la gauche de qui il était placé. La jeune fille avait réussi à vaincre le fort sentiment de timidité qui l'avait paralysée devant Samba Diallo, depuis qu'elle lui avait ouvert la porte.
— Je voulais dire..., commença-t-elle.
Samba Diallo l'encouragea d'un sourire et se pencha vers elle, car elle parlait bas, attentive à ne pas gêner la conversation qui se poursuivait entre les hommes.
— Je n'ai jamais été en Afrique, et j'aimerais tant y aller. Il me semble que j'y apprendrais très vite à « comprendre » les choses comme vous. Elles doivent être tellement plus vraies, vues de cette façon.
— Peut-être ne faut-il pas, justement, répondit-il. C'est pour apprendre à « comprendre » autrement que nous sommes ici, nous tous qui ne sommes pas d'Occident. C'est à quoi vous devez d'être née ici.
— Mais je ne veux pas ! Ici, tout est tellement aride. Vous savez, j'ai très bien compris, tout à l'heure, quand vous parliez. Comme vous aviez raison !
Ses grands yeux étaient fixés sur Samba Diallo, pleins d'espoir, comme si elle eût attendu qu'il lui donnât tout de suite ce pouvoir de « comprendre » les choses et les êtres qu'il avait évoqué.
« Sentirait-elle vraiment « l'exil », cette fille née aux bords de la Seine ? Cependant, elle n'a jamais connu qu'eux. Et son oncle Marc ? À mes premiers mots, ils se sont reconnus des nôtres. Le soleil de leur savoir ne peut-il vraiment rien à l'ombre de notre peau?»
Samba Diallo était loin de se douter de l'effet considérable que ses paroles – ces aveux qu'il avait regrettés dès qu'il les avait proférés – avaient produit sur « l'exilée des bords de la Seine ». L'exil d'Adèle, à bien des égards, était plus dramatique même que le sien. Lui, du moins, n'était métis que par sa culture. L'Occident s'était immiscé en lui, insidieusement, avec les pensées dont il s'était nourri chaque jour, depuis le premier matin où, à L., il avait été à l'école étrangère. La résistance du pays des Diallobé l'avait averti des risques de l'aventure occidentale.
L'exemple toujours vivant de son pays était là, enfin, pour lui prouver, dans ses moments de doute, la réalité d'un univers non occidental. Adèle n'avait pas son pays des Diallobé. Lorsqu'il lui arrivait de percevoir en elle un sentiment ou une pensée qui lui parût trancher d'une certaine façon sur la toile de fond de l'Occident, sa réaction avait été, longtemps, de s'en écarter avec terreur, comme d'une monstruosité. Loin que cette ambiguïté décrût, elle s'accentuait au contraire de sorte que, progressivement, Adèle s'installa dans la conviction qu'elle était anormale de quelque manière. Ce soir, en parlant sans retenue, comme il l'avait fait, de ce que lui-même n'était pas loin de considérer comme une monstruosité honteuse, Samba Diallo venait, sans le savoir, de donner figure humaine à cette partie d'elle que la jeune fille croyait sans visage.

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant