Chap 9

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À l'horizon, le soleil couchant avait teint le ciel de pourpre sanglante. Pas un souffle n'agitait les arbres immobiles. On n'entendait que la grande voix du fleuve, répercutée par ses berges vertigineuses. Samba Diallo tourna son regard vers cette voix et vit, au loin, la falaise d'argile. Il se souvint qu'en son enfance, il avait longtemps cru que cette immense crevasse partageait l'univers en deux parties que soudait le fleuve.
Le fou, qui était loin devant, revint sur ses pas, le prit par le bras et l'entraîna.
Soudain, il comprit où le fou le conduisait. Son cœur se mit à battre. C'était bien le petit chemin où ses pieds nus s'écorchaient jadis aux épines.
C'était bien la même termitière désertée de ses habitants. Au détour, ce serait... ce serait la Vieille Rella et la Cité des Morts.
Samba Diallo s'arrêta. Le fou voulut le tirer et, n'y réussissant pas, le lâcha et courut tout seul. Lentement, Samba Diallo suivit. Le fou dépassa le mausolée rénové de la Vieille Rella, courut à travers les tombes et brusquement s'accroupit auprès de l'une d'elles.
Samba Diallo s'immobilisa. Il vit que le fou priait.
— Tu... tu n'as pas prié, remarqua le bonhomme haletant.
C'était la même tombe, la même orientation, le même monticule oblong que partout alentour. Rien ne distinguait le tertre du maître des Diallobé des autres tertres.
Samba Diallo sentit qu'une houle profonde montait en lui, le submergeait, lui humectait les yeux, les narines, faisait trembler sa bouche. Il se détourna. Le fou vint se planter devant lui, et lui saisit le menton, avec violence.
— On n'oblige pas les gens à prier. Ne me dis plus jamais de prier.
Le fou scruta son visage, puis, lentement, sourit.
— Oui, maître des Diallobé. Tu as raison. Tu es encore fatigué. Quand tu seras reposé de leur fatigue, tu prieras.
« Maître des Diallobé, mon maître, pensa Samba Diallo, je sais que tu n'as plus de chair, tu n'as plus d'yeux ouverts dans l'ombre. Je sais, mais grâce à toi, je n'ai pas peur.
« Je sais que la terre a absorbé ce corps chétif que je voyais naguère. Je ne crois pas, comme tu me l'avais appris quand j'étais enfant, qu'Azraël, l'ange de la mort, eût fendu la terre en dessous, pour venir te chercher. Je ne crois pas qu'en bas, sous toi, il y ait un grand trou par lequel tu t'en es allé avec ton terrible compagnon. Je ne crois pas... je ne crois plus grand-chose, de ce que tu m'avais appris. Je ne sais pas ce que je crois. Mais l'étendue est tellement immense de ce que je ne sais pas, et qu'il faut bien que je croie... »
Samba Diallo s'assit à terre.
« Comme je voudrais encore que tu fusses ici, pour m'obliger à croire et me dire quoi ! Tes bûches ardentes sur mon corps... je me souviens et je comprends. Ton Ami, Celui qui t'a appelé à Lui, ne s'offre pas. Il se conquiert. Au prix de la douleur. Cela je le comprends encore. C'est peut-être pourquoi tant de gens, ici et ailleurs, ont combattu et sont morts joyeusement... Oui, peut-être qu'au fond c'était cela... En mourant parmi la grande clameur des combats livrés au nom de ton Ami, c'est eux- mêmes que tous ces combattants voulaient chasser d'eux-mêmes, afin de se remplir de Lui. Peut-être, après tout... »
Samba Diallo sentit qu'on le secouait. Il leva la tête.
— L'ombre descend, voici le crépuscule, prions, dit le fou, gravement.
Samba Diallo ne répondit pas.
— Prions, oh, prions ! implora le fou. Si nous ne prions pas immédiatement, l'heure passera et tous les deux ne seront pas contents.
— Qui ?
— Le maître et son Ami. Prions, oh, prions !
Il avait saisi Samba Diallo à l'encolure de son
boubou, et le secouait.
— Prions, dis, prions.
Les veines de son visage saillaient. Il était devenu hagard.
Samba Diallo le repoussa et se leva pour s'en aller.
— Tu ne peux pas t'en aller ainsi, sans prier, lui cria le fou. Tu ne peux pas !
« Peut-être, après tout. Contraindre Dieu... Lui donner le choix, entre son retour dans votre cœur, ou votre mort, au nom de Sa gloire. »
— Tu ne peux pas t'en aller. Arrête, oh, arrête ! Maître...
« ... Il ne peut pas éluder le choix, si je L'y contrains vraiment, du fond du cœur, avec toute ma sincérité... »
— Dis-moi que tu prieras enfin demain, et je te laisserai...
Tout en parlant, le fou s'était mis en marche derrière Samba Diallo, fouillant fébrilement dans la profondeur de sa redingote.
« Tu ne saurais m'oublier comme cela. Je n'accepterai pas, seul de nous deux, de pâtir de Ton éloignement. Je n'accepterai pas. Non... »
Le fou était devant lui.
— Promets-moi que tu prieras demain.
— Non... je n'accepte pas...
Sans y prendre garde, il avait prononcé ces mots à haute voix.
C'est alors que le fou brandit son arme, et soudain, tout devint obscur autour de Samba Diallo.

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant