Chap 3

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Juin tirait à sa fin, et déjà il faisait sur Paris une chaleur accablante.
Samba Diallo, lentement, descendait le boulevard Saint-Michel. Il marchait dans un état de demi-somnolence, engourdi par la chaleur. Un filet ténu de pensée claire filtrait avec difficulté de la lourde nappe de ses sensations, comme un courant d'eau fraîche à travers la masse inerte d'une mer tiède. Samba Diallo s'efforçait de concentrer ce qui lui restait d'attention au point de résurgence de la petite lueur.
« Ces rues sont nues, percevait-il. Non, elles ne sont pas vides. On y rencontre des objets de chair, ainsi que des objets de fer. À part cela, elles sont vides. Ah ! on y rencontre aussi des événements. Leur consécution encombre le temps, comme les objets encombrent la rue. Le temps est obstrué par leur enchevêtrement mécanique. On ne perçoit pas le fond du temps et son courant lent. Je marche. Un pied devant, un pied derrière, un pied devant, un pied derrière, un... deux... un... deux... Non ! Il ne faut pas que je pense : un... deux... un... deux... Il faut que je pense à autre chose. Un... deux... un... deux... un... Malte Laurids Brigge... Tiens ! Oui... je suis Malte Laurids Brigge. Comme lui, je descends le boulevard Saint-Michel. Il n'y a rien... que moi... que mon corps, veux-je dire. Je le touche, je touche ma cuisse à travers la poche de mon pantalon. Je pense à mon gros orteil droit. Il n'y a rien, que mon gros orteil droit. Sinon, leur rue est vide, leur temps encombré, leur âme ensablée là-dessous, sous mon gros orteil droit et sous les événements et sous les objets de chair et les objets de fer... les objets de chair et... »
Soudain, il eut conscience d'un obstacle, là, devant son corps. Il voulut contourner. L'obstacle était opiniâtre. Samba Diallo sut qu'on sollicitait son attention.
— Bonjour, monsieur, dit l'obstacle.
Ce fut comme si cette voix le réveillait. Devant Samba Diallo se tenait un vieux nègre.
Il devait avoir la même taille que le jeune homme, malgré son grand âge. Il portait de vieux habits et le col de sa chemise était d'une propreté douteuse. Un béret noir coupait sa chevelure blanche et ses bords paraissaient ainsi enfoncés dans la calotte crânienne. Il tenait une canne blanche, le regard de Samba Diallo s'attacha à ses yeux pour voir s'il était aveugle. L'homme ne l'était pas, mais une taie blanche recouvrait toute la surface centrale de l'œil gauche. L'œil droit était sans anomalie, bien qu'il présentât des stigmates de fatigue. En souriant, la bouche découvrit de vieilles dents jaunes, espacées et plantées de guingois.
— Bonjour, monsieur, répondit Samba Diallo, tout à fait réveillé maintenant et qui en éprouvait un grand bien-être.
— Excusez un vieil homme de vous arrêter ainsi, sans façon. Mais on est compatriotes, n'est-ce pas ? De quel pays êtes-vous donc ?
— Du pays des Diallobé.
— Ah, d'Afrique Noire ! J'ai connu bien des vôtres, à commencer par vos deux premiers députés, Blaise Diagne et Galandou Diouf, qui étaient Sénégalais, je crois. Mais, voulez-vous que nous nous attablions quelque part, si du moins vous n'êtes pas pressé ?
Ils s'installèrent à la terrasse d'un café.
— Je m'appelle Pierre-Louis. J'ai été magistrat et j'ai servi un peu partout, chez vous, pendant vingt ans. La retraite est venue ensuite, à point nommé. Je commençais à avoir assez des emmerdements du système. Alors, je suis descendu du siège pour aller de l'autre côté du barreau. Douze années durant, j'ai défendu mes compatriotes gabonais, camerounais, contre l'État et les colons français. De la merde, ces colons...
— D'où êtes-vous exactement ?
— Je ne sais pas. Mon arrière-grand-père s'appelait Mohammed Kati – oui, Kati, comme l'auteur du Tarikh El Fettâch – et il était de la même région que son grand homonyme, du cœur même du vieil empire du Mali. Mon arrière-grand-père a été fait esclave et envoyé aux Iles où il fut rebaptisé Pierre-Louis Kati. Il a supprimé le nom de Kati pour
ne pas le déshonorer et s'est appelé Pierre-Louis tout court. Que boirez-vous donc ? demanda-t-il à Samba Diallo.
Quand le garçon se fut éloigné pour aller chercher les commandes, Pierre-Louis revint à Samba Diallo.
— Que disais-je donc ? Ah, oui, je vous disais que les colons et l'État français se nourrissaient alors des pauvres Camerounais et Gabonais. Ha ! Ha ! Ha !
L'homme riait comme s'il toussait, du fond de la poitrine, bouche ouverte, et sans que son visage – ni ses lèvres ni ses yeux – participât le moins du monde à cette hilarité. Le rire ne montait pas et s'arrêtait aussi brusquement qu'il avait commencé, sans décroître.
— Au Cameroun, la source de tous les litiges était que les Français prétendaient avoir hérité plus de droits que n'en avaient réellement détenus leurs prédécesseurs allemands. Avez-vous étudié le droit, monsieur ?
—Non.
— C'est bien dommage. Tous les Noirs devraient étudier le droit des Blancs : français, anglais, espagnols, le droit de tous les colonisateurs, ainsi que leurs langues. Vous devriez étudier la langue française... je veux dire, profondément. Quelles études faites-vous ?
— J'achève une licence de philosophie.
— Ah, excellent, mon fils. C'est très bien. Car, savez-vous : ils sont là, tout entiers, dans leur droit et leur langue. Leur droit, leur langue, constituent la texture même de leur génie, dans ce qu'il a de plus grand et dans ce qu'il a de plus néfaste, aussi. Bon, voyons, que disais-je ? Ah, oui !... Donc, les Français, mandataires de la S. D. N., ne pouvaient détenir plus de droits que leurs mandants. Or, la S. D. N. elle-même, savez-vous ce qu'elle a hérité de l'Allemagne, s'agissant du Cameroun ? Elle a hérité un procès ! Pas plus ! Ha ! Ha ! Ha ! Je vous étonne, hein ? J'ai des documents, chez moi. Je vous les montrerai. Vous y verrez que les Allemands avaient signé des traités d'amitié et de protectorat avec les souverains camerounais. Le kaiser traitait d'égal à égal avec lesdits souverains, et c'est ainsi que les princes camerounais ont été élevés dans la Cour impériale même, avec les fils de l'Empire germanique. On a voulu nous faire croire que les Allemands étaient racistes... fondamentalement, plus que les autres nations blanches occidentales. C'est faux ! Hitler, oui, et ses nazis, ainsi que tous les fascistes du monde, sans doute. Sinon, les Allemands ne sont pas plus racistes que les colons civils ou militaires de toutes nationalités : souvenez- vous de Kitchener à Khartoum, des années françaises de la conquête d'Algérie, de Cortez, au Mexique, etc. Ce qu'il y a, c'est que les Allemands sont des métaphysiciens. Pour les convaincre, il faut des arguments de transcendance pure, et leurs racistes l'ont compris. Ailleurs, on est juriste, et on se justifie du Code ; ailleurs encore, on combat pour Dieu – et on se justifie de Lui pour redresser ses créatures tordues... ou les massacrer si elles résistent... Que disais-je ? Ah, oui ! Donc, tout alla bien et fort civilement, entre les Allemands et les Camerounais, tant qu'on s'en tint aux traités. Avec l'agrément des princes, les Allemands encourageaient les cultures d'exportation en achetant cher les produits aux nègres, et en leur bottant le derrière, sans racisme aucun croyez-moi, s'ils ne voulaient pas travailler. La bagarre commença quand, sous prétexte de je ne sais quelle nécessité d'assainir le pays, les Allemands prétendirent faire main basse sur les terres des Camerounais. Les princes constituèrent, en Allemagne même, un avocat pour défendre leur cause. La justice allemande donna raison aux Camerounais et l'État allemand laissa l'affaire en suspens, car la guerre éclatait. Les Français remplacèrent les Allemands au Cameroun. Peuvent- ils prétendre, je vous le demande, à plus qu'à l'héritage d'un procès ?
— Si c'est ainsi, évidemment..., commença Samba Diallo.
— C'est ainsi, monsieur. À mon tour, j'eus l'honneur comme avocat d'hériter la charge de défendre le droit naturel des Camerounais sur leur terre. Ce devoir, j'ai été jusqu'à Genève pour m'en acquitter. C'est un lion, monsieur, que vous avez devant vous, qui rugit et bondit chaque fois qu'il est porté atteinte à la cause sacrée de la liberté !
De fait, le vieil homme, dans son délire, secouait sur les tasses de café une crinière de lion. Samba Diallo avait senti monter en lui, à la manière d'une ondée chaude, un fort sentiment de sympathie pour
ce vieux nègre. « En ce jour, pensait-il pendant que Pierre-Louis radotait, dans ces rues où je me désespérais que le temps fût recouvert par l'ignoble sédiment de l'événement et de l'objet, voici que l'âme des temps, voici que la passion révolutionnaire surgit devant moi, ainsi que ses rêves fous. Sous la crinière du vieux lion noir, c'est le même souffle qui agita Saint-Just qui continue d'agiter l'espèce. Mais, en vérité, de Saint-Just à ce vieux fou de Pierre-Louis, la durée s'est alourdie, comme mûrit un fruit. La Révolution française est l'adolescence de la révolution, aussi un adolescent l'incarna-t-il mieux que tout autre. Avec le vingtième siècle est-ce le grand soir de la révolution qui s'annonce ? Voici que fébrilement elle se barricade dans l'ombre, derrière la peau noire du dernier des esclaves, Pierre-Louis. Est-ce pour livrer son ultime combat ? »
— Vous ne m'avez pas dit votre nom, monsieur. Samba Diallo sursauta et répondit :
— Je m'appelle Samba Diallo. Je vous ai déjà dit, je crois, que je suis étudiant. Tenez, voici mon adresse – et il tendit une carte à Pierre-Louis.
— Voici la mienne, répondit ce dernier.
J'aimerais vous avoir chez moi, un de ces jours. Je ne vous ennuierai pas trop. D'ailleurs, ma petite famille y veillera, vous verrez.
Ils se levèrent et Pierre-Louis prit congé de son nouvel ami.

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant