Chap 4

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Dès qu'il fut entré dans le café, Samba Diallo aperçut le bras levé de Lucienne qui lui faisait signe. Il se dirigea vers elle, en souriant, et lui tendit la main.

« L'oiseau n'est sur la fleur balancé par  le vent
Et la fleur ne parfume et l'oiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter l'air que ton sein respire »

déclama-t-il en s'asseyant.
Elle retira sa main et fit mine de lui en fermer la bouche. —Idiot!
Il baissa la tête, rabattit les commissures de ses lèvres, renifla et mima si bien un gros dépit d'enfant qu'elle éclata de rire.
— Si je ne te savais pas si vieux Turc, j'aurais juré que tu as bu, dit la jeune fille avec la gravité d'un médecin énonçant un diagnostic.
— Mais voilà, je n'ai pas encore bu ! Je m'en vais le faire cependant.
Il fit signe au garçon et commanda un café. Puis, il se tourna vers Lucienne.
— Le café ne me vaut rien, je le sais, mais je ne cesse pas d'en boire. C'est à ce signe, entre autres, que je reconnais la présence, parmi nous, de la Fatalité...
Lucienne, les coudes sur la table, le menton posé sur ses mains ouvertes, fixait maintenant sur lui un regard qui exprimait la résignation.
— Bon, dit-il. Voici mon café. Je ne dirai plus rien. Je t'écoute.
Le garçon déposa le café et Samba Diallo commença de le boire en observant Lucienne.
Il avait un peu redouté ce rendez-vous. Depuis le soir où il avait dîné chez la jeune fille, ils ne s'étaient revus que très peu, notamment à l'occasion des examens de fin d'année. Il y avait, bien sûr, une excuse dont Samba Diallo pouvait arguer : les révisions. Mais la jeune fille savait son emploi du temps, et que l'approche des examens ne l'avait que fort peu modifié. Elle savait qu'en tout état de cause, s'il avait voulu la voir, il eût disposé du temps nécessaire. Il sentait qu'elle n'était pas dupe.
Mais il ne pouvait pas non plus avouer la raison de sa retenue soudaine : l'impossibilité de supporter plus longtemps la tranquille inquisition de ce regard bleu que la jeune fille avait fixé sur lui depuis les premiers moments de leur rencontre. Que voulait Lucienne ?
Un jour, après les examens qu'ils avaient réussi tous les deux, il avait reçu un mot d'elle : « Si la mention que tu as obtenue à tes examens ne t'a pas tourné la tête, peut-être te souviendras-tu de moi ?
« Tu vois, je m'efforce à la plaisanterie. J'ai malheureusement tout lieu de craindre que la raison de ta retenue ne soit plutôt mon attitude stupide, lorsque tu es venu dîner à la maison. J'avais seulement cru qu'avec un philosophe, je pouvais discuter en toute liberté, sans craindre de débusquer de vieilles susceptibilités. J'aimerais m'expliquer de tout cela, si tu es disponible. Fixe- moi un rendez-vous. »
Il avait fixé ce rendez-vous et y était venu non sans appréhension, craignant tout ce qu'elle pourrait deviner de lui. Il avait souhaité maintenir la conversation sur le ton badin qu'ils avaient adopté, mais il semblait que Lucienne, pour sa part, ne l'entendît pas ainsi, cette fois.
— Je ne t'ai jamais vu cet aimable brio, constata- t-elle en souriant.
— Je te ménageais. J'ai d'autres talents et si tu veux...
Elle lui saisit la main.
— Samba Diallo, t'ai-je vraiment vexé en te parlant comme je l'ai fait, l'autre soir ?
— Mais non, voyons, je ne vois d'ailleurs pas ce qui aurait pu me vexer.
— Je ne sais pas. Après coup, j'ai pensé que j'ai été un peu vive. Je n'ai pas voulu te blesser, en tout cas...
Elle hésitait, comme si elle cherchait qu'ajouter d'autre, pour se faire pardonner de son camarade. — Lucienne, Lucienne, tu ne sais pas ménager tes effets. Là, de toute évidence, Shakespeare s'imposait : « Si, en lançant ma flèche par-dessus le toit... etc. » Voir Hamlet.
— Est-ce que tu vas m'écouter à la fin, dit-elle en frappant du pied.
Il redevint sérieux.
— Oui, Lucienne. Je t'écoute.
— Voilà. Je voulais te dire aussi que je suis inscrite au parti communiste...
— Je le savais...
— Ah... tu savais ?
— Oui. Je t'ai vue distribuer des tracts.
Un jour, en effet, il l'avait vue distribuer des tracts
à la porte de la Sorbonne. Il avait hâté le pas, avait saisi un des tracts des mains d'une autre jeune fille qui en distribuait aussi et s'était éloigné rapidement de peur d'être vu de Lucienne. Au coin de la rue, il avait déplié le papier. Il était signé du Parti. Du même coup, une infinité de petits faits qu'il avait observés, de propos qu'il avait notés, s'étaient rassemblés dans son souvenir et avaient achevé de le convaincre. Il s'aperçut que cette découverte ne le
surprenait pas beaucoup néanmoins, comme si depuis leur rencontre, il avait pensé que cette jeune fille ne pouvait être mue que par des fidélités de cet ordre. Il en avait ressenti un regain d'estime pour elle. Il admirait que la propre fille d'un ministre du culte, de l'envergure de M. Martial eût survécu à l'aridité de ce chemin de Damas à rebours. Ce que Samba Diallo savait de la culture et de l'intelligence de Lucienne le convainquait assez que cette aventure spirituelle n'avait pas été banale ni escamotée, mais bien qu'elle avait été rude, de bout en bout vécue dans la clarté. Il ne semblait pas à Samba Diallo qu'il eût eu l'envergure de survivre à pareille aventure.
— ... et tu vois, ajouta-t-il lentement, j'en ai conçu un regain d'admiration pour toi.
Elle rougit un peu et dit :
— J'accepte ton admiration et la porterai désormais comme une parure. Mais, elle n'enrichit que moi...
Elle hésita, baissa les yeux.
Sur la table, ses mains pliaient et dépliaient le papillon de la commande, laissé par le garçon. Ses joues étaient roses, mais à l'obstination de son petit front, à la régularité de son souffle, on devinait qu'elle était décidée à aller jusqu'au bout de sa pensée.
Ce fut Samba Diallo qui parla, cependant. La lumière s'était faite soudain dans son esprit ; il avait compris ce que lui voulait sa blonde camarade. Dès lors, il prit l'offensive.
— Lucienne, mon combat déborde le tien dans tous les sens.
Il s'était penché sur la table et prenait ainsi l'apparence de quelque étrange et immense oiseau de proie, aux ailes déployées. Il semblait qu'une profonde exaltation l'eût envahi soudain :
— Tu ne t'es pas seulement exhaussée de la nature. Voici même que tu as tourné contre elle le glaive de ta pensée ; ton combat est pour l'assujettir. N'est-ce pas ? Moi, je n'ai pas encore tranché le cordon ombilical qui me fait un avec elle. La suprême dignité à laquelle j'aspire, aujourd'hui encore, c'est d'être sa partie la plus sensible, la plus filiale. Je n'ose pas la combattre, étant elle-même. Jamais je n'ouvre le sein de la terre, cherchant ma nourriture, que préalablement je ne lui en demande pardon, en tremblant. Je n'abats point d'arbre, convoitant son corps, que je ne le supplie fraternellement. Je ne suis que le bout de l'être où bourgeonne la pensée.
Les grands yeux bleus de Lucienne fixaient Samba Diallo de toute leur immensité. Le visage n'était plus, autour des yeux, qu'une vague auréole blanche, rose et blonde.
— Par là, mon combat est loin derrière le tien, dans la pénombre de nos origines.
Samba Diallo s'était relâché sur sa chaise. Il semblait maintenant qu'il se parlât à lui-même, avec une profonde mélancolie.
Lucienne saisit et pressa sa main qui était restée sur la table. Il frissonna.
— Mais non, je n'ai pas peur, protesta-t-il, comme s'il eût voulu prévenir des paroles de compassion. Non, tu vois, ma chance est que maintenant, tu es debout ; j'apercevrai ta tête blonde et je saurai que je ne suis pas seul.
Soudain, il retira sa main, et se pencha de nouveau :
— Ne nous cachons rien, cependant. De ton propre aveu, lorsque tu auras libéré le dernier prolétaire de sa misère, que tu l'auras réinvesti de dignité, tu considéreras que ton œuvre est achevée. Tu dis même que tes outils, devenus inutiles, dépériront, en sorte que rien ne sépare le corps nu de l'homme de la liberté. Moi, je ne combats pas pour la liberté, mais pour Dieu.
Lucienne dut se retenir de rire aux éclats. Il vit néanmoins son sourire et, paradoxalement, sourit aussi, en se relâchant encore plus. Il y avait le même défi dans leurs deux sourires.
— J'aimerais te poser une question indiscrète, dit-elle. Ne réponds pas, si elle te gêne vraiment.
Il sourit.
— Je n'ai plus le choix : ne pas répondre serait un aveu. Je répondrai donc.
— Si on te proposait – si un médecin psychanalyste par exemple te proposait – de guérir ton peuple de cette partie de lui-même qui l'alourdit, l'accepterais-tu ?
— Ah, parce que tu penses que cela relève de la psychanalyse ? Et d'abord, cet appel à la psychanalyse m'étonne d'une marxiste.
— Je n'ai pas dit cela. J'ai dit un médecin comme je dirais un prêtre ou n'importe qui.
Accepterais-tu d'être délivré ?
— Cela ne me paraît pas possible.
— J'admire au passage ta défense impeccable,
mais réponds, s'il te plaît, à ma question
Samba Diallo hésita, parut embarrassé.
— Je ne sais pas, dit-il finalement.
— Très bien, cela me suffit ! Et le visage de
Lucienne s'éclaira. Je sais maintenant que ta négritude te tient à cœur.
— J'avoue que je n'aime pas ce mot et que je ne comprends pas toujours ce qu'il recouvre.
— Que tu n'aimes pas le mot est la preuve de ton bon goût, dit simplement Lucienne.
Elle s'adossa bien sur la banquette, pencha la tête de côté et sourit légèrement.
— Tu as beaucoup pratiqué le XIXe siècle russe, ses écrivains, ses poètes, ses artistes, dit-elle. Je sais que tu aimes ce siècle. Il était rempli de la même inquiétude, du même tourment passionné et ambigu. Être l'extrême bout oriental de l'Europe ? Ne pas être la tête de pont occidentale de l'Asie ? Les intellectuels ne pouvaient ni répondre à ces questions ni les éviter. Comme toi la « négritude », eux non plus n'aimaient pas entendre parler de eux non plus n'aimaient pas entendre parler de
« slavisme ». Cependant, lequel d'entre eux n'a pas plié le genou, finalement, devant la Sainte Russie ?
Samba Diallo l'interrompit :
— Je te le disais bien ! et aucun prêtre ou médecin n'a rien pu à ce tourment.
— Oui, mais Lénine ?
Samba Diallo se dressa sur sa chaise et considéra Lucienne. La jeune fille était demeurée paisible à sa place. Simplement, elle avait cessé de sourire et regardait Samba Diallo avec, semblait-il, une légère anxiété.
— Samba Diallo, dit-elle, le lait que tu as sucé aux mamelles du pays des Diallobé est bien doux et bien noble. Fâche-toi chaque fois qu'on te contestera et corrige le crétin qui doutera de toi parce que tu es noir. Mais, sache-le aussi, plus la mère est tendre et plus tôt vient le moment de la repousser...
Samba Diallo regarda Lucienne droit dans les yeux et, le cœur battant, articula lentement :
— Je crois que je préfère Dieu à ma mère.
                          *
                        *   *
                       *   *  *
Soudain, au milieu du courant, Samba Diallo cessa de ramer et s'adossa confortablement. En face de lui, à l'autre bout de la barque, Lucienne, étendue le visage au soleil, paraissait dormir.
Il aspira l'air longuement, s'étira, regarda le ciel et sourit.
— J'aurais voulu que la chaleur du soleil s'adoucît soudain, que le ciel bleuît un peu plus, que l'eau du fleuve courût plus vite et fît plus de bruit. L'univers, tout autour devrait scintiller. Lucienne, n'est-ce pas possible ? Quand j'étais enfant, j'étais maître de cela. J'obtenais des matins neufs dès que je les voulais. Et toi ?
Elle avait ouvert les yeux et le regardait, sans bouger néanmoins.
— Jamais. Sauf quand j'allais à la campagne. Et encore, j'obtenais tout juste des matins... « améliorés », jamais ceux-là que tu suscitais.
Un long silence suivit.
— Dis-moi, Lucienne, ne ris pas de moi aujourd'hui. Même si je te parais saugrenu, ne ris pas. En ce jour, je voudrais plonger, plonger en moi,
au plus profond de moi, sans pudeur. Je voudrais tant savoir si j'ai seulement rêvé de tout ce bonheur dont je me souviens, ou s'il a existé.
— Je ne rirai pas : Quel bonheur ?
— Le décor est le même. Il s'agit de cette même maison qu'enferment un ciel plus ou moins bleu, une terre plus ou moins vivante, l'eau y coule, les arbres y poussent, des hommes et des bêtes y vivent. Le décor est le même, je le reconnais encore.
Elle se redressa et s'accouda sur le bord de l'embarcation.
— Quel bonheur ? demanda-t-elle à nouveau.
— Lucienne, ce décor, c'est du faux ! Derrière, il y a mille fois plus beau, mille fois plus vrai ! Mais je ne retrouve plus le chemin de ce monde.

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant