Chap 2

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« La paix de Dieu soit sur cette maison. Le pauvre disciple est en quête de sa pitance journalière. »
La phrase, chevrotée plaintivement par Samba Diallo, fut reprise par ses trois compagnons. Sous la morsure du vent frais du matin, les quatre jeunes gens grelottaient sous leurs légers haillons, à la porte de la vaste demeure du chef des Diallobé.
— « Gens de Dieu, songez à votre mort prochaine. Éveillez-vous, oh, éveillez-vous ! Azraël, l'Ange de la mort, déjà fend la terre vers vous. Il va surgir à vos pieds. Gens de Dieu, la mort n'est pas cette sournoise qu'on croit, qui vient quand on ne l'attend pas, qui se dissimule si bien que lorsqu'elle est venue plus personne n'est là. »
Les trois autres disciples reprirent en chœur :
— « Qui nourrira aujourd'hui les pauvres disciples ? Nos pères sont vivants et nous mendions comme des orphelins. Au nom de Dieu, donnez à ceux qui mendient pour Sa Gloire. Hommes qui dormez, songez aux disciples qui passent ! »
Ils se turent. Samba Diallo reprit seul :
— « Gens de Dieu, la mort n'est pas cette nuit qui pénètre d'ombre, traîtreusement, l'ardeur innocente et vive d'un jour d'été. Elle avertit, puis elle fauche en plein midi de l'intelligence. »
Les trois disciples en chœur :
— « Hommes et femmes qui dormez, songez à peupler par vos bienfaits la solitude qui habitera vos tombeaux. Nourrissez le pauvre disciple ! »
— Gens de Dieu, vous êtes avertis, reprit Samba Diallo. On meurt lucidement, car la mort est violente qui triomphe, négation qui s'impose. Que la mort dès à présent soit familière à vos esprits... »
Sous le vent du matin, Samba Diallo improvisait des litanies édifiantes, reprises par ses compagnons, à la porte close de son cousin, le chef des Diallobé. Les disciples circuleront ainsi, des Diallobé. Les disciples circuleront ainsi, de porte en porte, jusqu'à ce qu'ils aient rassemblé suffisamment de victuailles pour leur nourriture du jour. Demain, la même quête recommencera, car le disciple, tant qu'il cherche Dieu, ne saurait vivre que de mendicité, quelle que soit la richesse de ses parents.
La porte du chef s'ouvrit enfin. Une de ses filles parut, qui fit un sourire à Samba Diallo. Le visage du garçon demeura fermé. La jeune fille déposa à terre une large assiette contenant les reliefs du repas de la veille. Les disciples s'accroupirent dans la poussière et commencèrent leur premier repas du jour. Lorsqu'ils eurent mangé à leur faim, ils mirent précautionneusement le reste dans leurs sébiles. Samba Diallo, de son index replié, nettoya l'assiette sur toute sa surface et porta la boulette ainsi recueillie à sa bouche. Il se releva ensuite et tendit l'assiette à sa cousine.
— Merci, Samba Diallo. Bonne journée, fit-elle dans un sourire.
Samba Diallo ne répondit pas. Mais Mariam était habituée à son humeur taciturne et presque tragique. Quand elle eut tourné le dos, Demba, le plus âgé des quatre disciples du groupe de Samba Diallo, claqua la langue et s'esclaffa, s'efforçant à la vulgarité :
— Si j'avais une cousine avec des fossettes si mignonnettes...
Il s'interrompit, car Samba Diallo, qui avait déjà fait quelques pas vers le portail, s'était arrêté et le fixait de son regard tranquille.
— Écoute, Samba Diallo, dit Demba, sans toi, je sais que ma nourriture de la journée serait considérablement réduite. Nul, parmi tous les disciples du pays, ne sait autant que toi, en inspirant aux honnêtes gens une peur aussi salutaire d'Azraël, arracher à leur égoïsme cette aumône dont nous vivons. Ce matin, en particulier, tu as atteint un tragique inégalable. J'avoue que moi-même j'ai été sur le point de dépouiller mes haillons pour t'en faire offrande.
Les disciples s'esclaffèrent.
— Eh bien ? s'enquit Samba Diallo d'une voix qu'il s'efforçait de maîtriser.
— Eh bien, tu es le plus fort de tous les disciples, mais assurément tu es aussi le plus triste. On te sourit après t'avoir nourri, mais tu demeures morose... De plus, tu n'entends rien à la plaisanterie...
— Demba, je t'ai déjà dit que rien ne te retenait à côté de moi. Tu peux partir avec un autre... Je ne t'en voudrai pas.
— Quelle magnanimité, mes amis ! s'écria Demba, goguenard, en s'adressant aux autres disciples. Quelle magnanimité ! Même quand il congédie, il congédie noblement... Va, me dit-il, abandonne-moi. Et si tu meurs de faim, je ne t'en voudrai pas.
Les disciples éclatèrent de rire.
— Bon, bon, poursuivit Demba. C'est entendu, grand chef, tu seras obéi.
Samba Diallo tressaillit. Demba lui cherchait querelle : il ne pouvait plus en douter. Tous les disciples savaient combien il lui déplaisait que soit fait cas de son origine patricienne. Assurément, il était le mieux né de tout le foyer du maître des Diallobé. Nul, dans ce pays, ne le lui laissait ignorer. Lorsqu'il mendiait sa nourriture et, comme ce matin, passait dans toutes les demeures, des plus humbles aux plus cossues, chacun, en lui apportant les restes pourris des repas, lui manifestait par un signe ou par un geste que sous ses haillons le pays reconnaissait et saluait déjà un de ses guides futurs. La noblesse de son origine lui pesait, non point comme un fardeau dont il eût peur, mais à la manière d'un diadème trop encombrant et trop visible. À la manière d'une injustice aussi. Il désirait la noblesse, certes, mais une noblesse plus discrète, plus authentique, non point acquise mais conquise durement et qui fût plus spirituelle que temporelle. Il s'était humilié et mortifié, par manière d'exercice et aussi pour manifester hautement qu'il revendiquait d'être aligné au niveau de tous ses condisciples. Mais rien n'y avait fait. Il semblait au contraire que ses camarades lui en voulussent de ce que, par- devers eux, ils n'étaient pas loin de considérer comme le comble de l'orgueil. Il ne se passait pas de jour que quelqu'un ne fît de remarque sur la noblesse de son port ou sur l'élégance racée de son maintien, en dépit des haillons sordides dont il se couvrait. Il arrivait même qu'on lui fît grief de ses mouvements naturels de générosité et jusqu'à sa franchise. Plus il se surveillait, plus on le dénonçait : Il en était exaspéré.
Ses compagnons de groupe du moins s'étaient ses compagnons de groupe du moins s'étaient abstenus jusqu'à présent de lui faire des remarques désobligeantes. Il leur en savait gré, silencieusement, quoiqu'il ne se fît pas d'illusions sur ce que certains pensaient réellement. Il savait que Demba, notamment, l'enviait. Ce fils de paysan, patient et obstiné, portait en lui une ambition d'adolescent, vivace et intraitable. « Mais du moins, songeait Samba Diallo, Demba a su se taire jusqu'ici. Pourquoi me cherche-t-il querelle ce matin?»
— Dites-moi, les gars, quel est, à votre avis, parmi les autres meneurs du foyer celui que je devrais suivre ? Puisque je reçois mon congé de Samba Diallo, je dois limiter les dégâts en choisissant bien. Voyons...
— Tais-toi, Demba, je t'en prie, tais-toi, s'écria Samba Diallo.
— Voyons, poursuivit Demba, imperturbable, bien sûr, de toute façon mon nouveau meneur ne peut valoir Samba Diallo dans l'art de l'imprécation, car, notez bien, ajouta-t-il s'adressant toujours au groupe, votre prince ne l'est pas seulement de sang ! Il lui faut tout ! Il est aussi prince de l'esprit !D'ailleurs, le grand maître lui-même le sait. L'avez- vous remarqué ? Il a un faible pour Samba Diallo.
— Tu mens ! Tais-toi, Demba, tu sais bien que tu mens ! Le maître ne peut pas avoir de préférence pour moi et...
Il s'interrompit et haussa les épaules.
Il était à quelques pas de Demba. Les deux jeunes gens avaient à peu près la même taille, mais tandis que Samba Diallo, qui d'impatience dansait lentement sur une jambe puis sur l'autre, était tout en lignes longues et nerveuses, Demba, lui, était plutôt rondelet, paisible et immobile.
Samba Diallo se détourna lentement et marcha de nouveau vers le portail qu'il franchit. Dans la ruelle, il sentit derrière lui le mouvement lent de ses compagnons qui le suivaient.
Il a toutes les qualités, sauf une cependant, il n'est pas courageux.
Samba Diallo s'immobilisa, déposa sa sébile à terre et revint à Demba.
— Je ne tiens pas à me battre avec toi, Dembel, lui dit-il.
— Non, hurla l'interpellé. Ne m'appelle pas Dembel. Pas de familiarité.
— Soit, Demba. Mais je ne veux pas me battre. Pars ou reste mais n'en parlons plus.
En même temps qu'il parlait, Samba Diallo se surveillait, attentif à maîtriser cette vibration qui lui parcourait le corps, à dissiper cette odeur de feu de brousse qui lui chatouillait les narines.
— Pars ou reste, répéta-t-il lentement, comme dans un rêve.
De nouveau, il tourna le dos à Demba et s'en alla. À ce moment, son pied buta sur un obstacle, comme un piège tendu devant lui. Il s'affala de tout son long. Quelqu'un – il ne sut jamais qui – lui avait fait un croc-en-jambe.
Quand il se releva, nul de ceux qui étaient là n'avait bougé, mais il ne vit personne d'autre que, devant lui, toujours immobile, une silhouette qui tout à l'heure encore représentait Demba, et qui à présent était la cible que son corps et tout son être avaient choisie. Il n'eut plus conscience de rien, sinon vaguement que son corps, comme un bélier, s'était catapulté sur la cible, que le nœud de deux corps enroulés était tombé à terre, que sous lui quelque chose se débattait et haletait, et qu'il frappait. Maintenant son corps ne vibrait plus, mais se pliait et se dépliait, merveilleusement souple, et frappait la cible à terre, son corps ne vibrait plus, sinon en écho merveilleux des coups qu'il frappait et chaque coup calmait un peu la sédition du corps, restituait un peu de clarté à son intelligence obnubilée. Sous lui, la cible se débattait, haletait et frappait aussi, peut-être, mais il ne sentait rien, que progressivement la maîtrise de son corps imposait à la cible, la paix que les coups qu'il assenait restituaient à son corps, la clarté qu'ils lui rendaient. Soudain la cible s'arrêta de bouger, et, la clarté fut entière. Samba Diallo perçut que le silence s'était fait, et aussi que deux bras puissants l'avaient saisi et s'efforçaient de lui faire lâcher prise.
Lorsqu'il leva la tête, son regard rencontra un grand visage altier, une tête de femme qu'emmitouflait une légère voilette de gaze blanche.
On la nommait la Grande Royale. Elle avait soixante ans et on lui en eût donné quarante à peine. On ne voyait d'elle que le visage. Le grand boubou bleu qu'elle portait traînait jusqu'à terre et ne laissait rien apparaître d'elle que le bout pointu de ses babouches jaunes d'or, lorsqu'elle marchait. La voilette de gaze entourait le cou, couvrait la tête,
voilette de gaze entourait le cou, couvrait la tête, repassait sous le menton et pendait derrière, sur l'épaule gauche. La Grande Royale, qui pouvait bien avoir un mètre quatre-vingts, n'avait rien perdu de sa prestance malgré son âge.
La voilette de gaze blanche épousait l'ovale d'un visage aux contours pleins. La première fois qu'il l'avait vue, Samba Diallo avait été fasciné par ce visage, qui était comme une page vivante de l'histoire du pays des Diallobé. Tout ce que le pays compte de tradition épique s'y lisait. Les traits étaient tout en longueur, dans l'axe d'un nez légèrement busqué. La bouche était grande et forte sans exagération. Un regard extraordinairement lumineux répandait sur cette figure un éclat impérieux. Tout le reste disparaissait sous la gaze qui, davantage qu'une coiffure, prenait ici une signification de symbole. L'Islam refrénait la redoutable turbulence de ces traits, de la même façon que la voilette les enserrait. Autour des yeux et sur les pommettes, sur tout ce visage, il y avait comme le souvenir d'une jeunesse et d'une force sur lesquelles se serait apposé brutalement le rigide éclat d'un souffle ardent.
La Grande Royale était la sœur aînée du chef des Diallobé. On racontait que, plus que son frère, c'est elle que le pays craignait. Si elle avait cessé ses infatigables randonnées à cheval, le souvenir de sa grande silhouette n'en continuait pas moins de maintenir dans l'obéissance des tribus du Nord, réputées pour leur morgue hautaine. Le chef des Diallobé était de nature plutôt paisible. Là où il préférait en appeler à la compréhension, sa sœur tranchait par voie d'autorité.
« Mon frère n'est pas un prince, avait-elle coutume de dire. C'est un sage. » Ou bien encore : « Le souverain ne doit jamais raisonner au grand jour, et le peuple ne doit pas voir son visage de nuit.»
Elle avait pacifié le Nord par sa fermeté. Son prestige avait maintenu dans l'obéissance les tribus subjuguées par sa personnalité extraordinaire. C'est le Nord qui l'avait surnommée la Grande Royale.
Le silence s'était fait parmi les disciples médusés. Elle s'adressa à Samba Diallo.
— J'avais prévenu ton grand fou de père que ta place n'est pas au foyer du maître, dit-elle. Quand tu ne te bats pas comme un manant, tu terrorises tout le pays par tes imprécations contre la vie. Le maître cherche à tuer la vie en toi. Mais je vais mettre un terme à tout cela. Va m'attendre à la maison...
Ayant dit, elle reprit sa marche. Les disciples se dispersèrent.
Lorsqu'au soir le maître vit Samba Diallo revenir, couvert d'ecchymoses et habillé de neuf, il eut une colère terrible.
— Viens ici, l'interpella-t-il du plus loin qu'il le vit. Approche, fils de prince, je jure que je réduirai en toi la morgue des Diallobé.
Il le dévêtit jusqu'à la ceinture et le battit longuement, furieusement. Samba Diallo, inerte, subit l'orage. Le maître appela ensuite le disciple le plus pauvre, le plus mal habillé du foyer et lui ordonna d'échanger ses hardes contre les habits neufs de Samba Diallo, ce qui fut fait à la grande joie du disciple. Samba Diallo revêtit avec indifférence les haillons de son camarade.
Tous les disciples étaient revenus. Chacun d'eux avait repris sa tablette et rejoint sa place en un grand cercle. La Parole, scandée par toutes ces voix juvéniles, montait, sonore et bienfaisante au cœur du maître, assis au centre. Il considéra Samba Diallo.
Le garçon lui donnait entière satisfaction, sauf sur un point. Le regard perçant du vieil homme avait décelé chez l'adolescent ce qui, à son sens, à moins d'être combattu de bonne heure, faisait le malheur de la noblesse du pays des Diallobé, et à travers elle du pays tout entier. Le maître croyait profondément que l'adoration de Dieu n'était compatible avec aucune exaltation de l'homme. Or, au fond de toute noblesse, il est un fond de paganisme. La noblesse est l'exaltation de l'homme, la foi est avant tout humilité, sinon humiliation. Le maître pensait que l'homme n'a aucune raison de s'exalter, sauf précisément dans l'adoration de Dieu. Encore qu'il s'en défendît, il aimait Samba Diallo comme jamais il n'avait aimé un disciple. Sa dureté pour le garçon était à la mesure de l'impatience où il était de le débarrasser enfin de toutes ses infirmités morales, et de faire de lui le chef-d'œuvre de sa longue carrière. Il avait formé de nombreuses générations d'adolescents et se savait maintenant près de la mort. Mais, en même temps que lui, il sentait que le pays des Diallobé se mourait sous l'assaut des étrangers venus d'au-delà des sous l'assaut des étrangers venus d'au-delà des mers. Avant de partir, le maître essaierait de laisser aux Diallobé un homme comme le grand passé en avait produit.
Le maître se souvenait. Du temps de son adolescence les enfants des grandes familles – dont il était – vivaient encore tout leur jeune âge loin des milieux aristocratiques dont ils étaient issus, anonymes et pauvres parmi le peuple, et de l'aumône de ce peuple.
Au bout de ce compagnonnage, ils revenaient de leur longue pérégrination parmi les livres et les hommes, doctes et démocrates, aguerris et lucides.
Le maître médita longuement, réveillé au souvenir des temps évanouis où le pays vivait de Dieu et de la forte liqueur de ses traditions.
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Ce soir-là, alors qu'il priait silencieusement au bord de sa case, le maître sentit soudain auprès de lui une présence. Lorsqu'il leva la tête, son regard rencontra « un grand visage altier, une tête de femme qu'emmitouflait une légère voilette de gaze blanche ».
— La paix règne-t-elle dans votre demeure, maître des Diallobé ?
— Je rends grâce à Dieu, Grande Royale. La paix règne-t-elle chez vous de même ?
— Grâces soient rendues au Seigneur.
Elle se déchaussa à trois pas du maître et prit place sur le tapis qu'il lui indiqua.
— Maître, je viens vous voir au sujet de Samba Diallo. Ce matin, j'ai entendu les litanies qu'il improvisait.
— Je les ai entendues aussi. Elles sont belles et profondes.
— J'en ai été effrayée. Je sais bien que la pensée de la mort tient le croyant éveillé et je compte l'inquiétude qu'elle met dans nos cœurs parmi les bienfaits de Notre-Seigneur. Je sais aussi quelle fierté je devrais éprouver des dons d'intelligence qu'il a plu à Notre-Seigneur d'impartir à mon jeune cousin.
— Oui, dit lentement le maître comme se parlant à lui-même. Il n'est pas un des lourds croyants éveillés par ses sermons matinaux dans le cœur de qui, à la grande terreur qu'il suscite, ne se mêle un sentiment d'admiration.
— Néanmoins, je suis inquiète, maître. Cet enfant parle de la mort en termes qui ne sont pas de son âge. Je venais vous demander, humblement, pour l'amour de ce disciple que vous chérissez, de vous souvenir de son âge, dans votre œuvre d'édification.
Ayant dit, la Grande Royale se tut. Le maître demeura longtemps silencieux. Quand il parla, ce fut pour poser une question.
— Grande Royale, vous souvenez-vous de votre père ?
— Oui, maître, répondit-elle simplement, surprise néanmoins.
— Moins que moi, car je l'ai connu bien avant vous et l'ai toujours approché de près. Mais vous souvenez-vous dans quelles dispositions il mourut ?
— Je me souviens, certes.
— Moins que moi encore, car c'est moi qui lui ai dit la prière des agonisants et qui l'ai enterré. Permettez-moi de l'évoquer ce soir et cela ne sort point de nos propos.
Le maître se tut un instant, puis reprit :
— Il a longtemps souffert seul, sans que nul n'en sût rien, car il n'avait rien changé dans son mode d'existence. Un jour, il me fit appeler. Lorsque je parus, après qu'il m'eut longuement salué, que nous eûmes causé comme à l'accoutumée, il se leva, alla à une malle qu'il ouvrit et en sortit une grande pièce de percale. « Ceci, me dit-il, est mon linceul et je voudrais que vous m'indiquiez la façon rituelle de le tailler. » Je cherchais son regard. La paix et la gravité que j'y observai anéantirent, dans mon esprit, les vaines paroles de protestation que j'allais prononcer. Je me félicite de les avoir tues, tellement, aujourd'hui encore, je sens en moi leur ridicule, devant cet homme qui dominait sa mort de toute sa stature. J'obéis donc et lui donnai les indications du Livre. Il tailla son linceul de sa propre main. Ayant fini, il me pria de l'accompagner en un lieu retiré de sa demeure, et là, en sa présence, me demanda d'indiquer à son esclave MBare les gestes et le détail de la toilette funéraire. Nous revînmes dans sa chambre alors et causâmes longuement, comme si la souffrance n'eût pas visiblement martyrisé son corps. Quand je me levai pour partir, il me demanda de bien vouloir l'assister quand viendrait l'heure.
« Deux jours après, on vint me quérir de sa part.
« Deux jours après, on vint me quérir de sa part.
Je trouvai une famille silencieuse et consternée, une maison remplie de monde. Votre père était dans sa chambre, étendu sur une natte à terre et entouré de beaucoup de personnes. Ce fut la seule fois qu'il ne se leva pas à mon entrée. Il me sourit et, après m'avoir salué, me demanda de réunir tous ceux qu'il avait fait convoquer dans sa maison. « Je les supplie de me dire, avant que je meure, ce que je pourrais leur devoir et que j'aurais oublié de rendre. S'il en est qui conservent le souvenir d'une injustice de moi, qu'on me prévienne et je m'en excuserai publiquement. À tous, je demande que me soient pardonnés les maux particuliers que j'ai pu commettre et le grand mal qui a tenu à ma fonction de chef des Diallobé. Hâtez-vous, s'il vous plaît, je vous attends. » – « M'a-t-on pardonné ? » s'enquit-il à mon retour et tout le monde vit l'inquiétude qui l'agita alors. Je répondis que tous avaient pardonné. Il me posa trois fois cette question. Il eut ensuite la force de saluer tous ceux qui étaient autour de lui. Il me demanda mon bras qu'il serra fort, souhaitant que je fisse de même du sien, et mourut en prononçant le nom de Dieu. Grande Royale, ce fut
un chef, votre père, qui me montra, à moi qui traduis le Livre, comme il faut mourir. Je voudrais transmettre ce bienfait à son petit neveu.
— Je vénère mon père et le souvenir que vous en avez. Mais je crois que le temps est venu d'apprendre à nos fils à vivre. Je pressens qu'ils auront affaire à un monde de vivants où les valeurs de mort seront bafouées et faillies.
— Non, madame. Ce sont des valeurs ultimes qui se tiendront encore au chevet du dernier humain. Vous voyez que je blesse la vie dans votre jeune cousin, et vous vous dressez en face de moi. La tâche, cependant ne m'est pas agréable, ni facile. Je vous prie de ne point me tenter, et de laisser à ma main sa fermeté. Après cette blessure profonde, pratiquée d'une main paternelle, je vous promets que plus jamais cet enfant ne se blessera. Vous verrez de quelle stature, lui aussi, dominera la vie et la mort.

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant