Chap 8

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— Maître, il est l'heure de prier, allons à la mosquée, dit le fou en saisissant Samba Diallo au menton, comme pour le forcer à le regarder.
— Mais non, je ne suis pas le maître, tu ne vois pas que je ne suis pas le maître ? Le maître est mort.
— Oui, maître, allons à la mosquée.
Samba Diallo eut un geste las.
— Et puis, je ne vais pas à la mosquée. Je t'ai déjà dit de ne plus m'appeler à la prière.
— Oui, maître des Diallobé. Tu as raison. Tu es fatigué. Ils sont si fatigants, n'est-ce pas ? Repose-
toi. Quand tu retrouveras le repos, nous irons à la mosquée. N'est-ce pas ? N'est-ce pas, dis ? répéta-t-il en saisissant de nouveau le menton de Samba Diallo.
Excédé, Samba Diallo le repoussa légèrement.
Cela suffit pour lui faire perdre l'équilibre, et il tomba assez grotesquement. Samba Diallo sentit une telle pitié l'envahir qu'il se précipita, releva le fou et le serra sur sa poitrine.
L'homme éclata en sanglots, se dégagea de l'étreinte de Samba Diallo, le regarda les yeux pleins de larmes et dit :
— Tu vois, tu es le maître... Tu es le maître des Diallobé. Je m'en vais à la mosquée, je reviendrai. Attends-moi.
Il tourna le dos et partit, la démarche sautillante et légère.
En dépit de la redingote qui le sanglait et des amples boubous blancs qu'il portait dessous, on sentait que sa silhouette s'était amenuisée. Le cou et la tête qui émergeaient de la masse des vêtements étaient graciles et minces. Il se dégageait de tout l'être du petit bonhomme une sérénité et une mélancolie poignantes. Il disparut derrière la palissade.
Pour le fou, le vieux maître des Diallobé n'était pas mort, bien qu'il eût été le témoin le plus constant de l'agonie du vieil homme, deux mois auparavant.
Un matin, il était arrivé à la demeure, depuis longtemps silencieuse, de son ami.
À son entrée dans la chambre, il avait vu le maître prier à la manière des agonisants. Il ne se levait pas. Assis sur son tapis, face à l'Est, il ébauchait seulement et n'avait plus la force d'achever les gestes de la prière. Le fou était demeuré à la porte, fasciné par cette prière brisée, mimique incongrue et tragique. Le fou avait attendu que le maître eût fini.
— Tu vois, lui avait dit son ami, couvert de sueur et hoquetant. Tu vois jusqu'où a été la grâce de mon Dieu. Il m'a donné de vivre, jusqu'à l'heure... de le prier de cette façon... qu'il avait prévue de toute éternité et codifiée... Tu vois... j'ai cette force. Regarde, oh, regarde !
Et le maître avait recommencé sa prière infirme.
Le fou s'était précipité dehors et avait couru d'une traite jusque chez le chef. Il l'avait trouvé en audience, avait enjambé les hommes assis en quête de justice.
— Je crois... que l'heure est arrivée pour le maître.
Le chef avait baissé la tête et, lentement, prononcé la chahâda avant de se lever.
Le fou, cependant, était reparti. Dans la chambre du maître, il avait trouvé sa famille, ainsi que Dembel. Traversant l'assistance jusqu'à son ami étendu sur une natte, il l'avait soulevé à demi et l'avait appuyé sur sa poitrine. Ses larmes, lentement, tombaient sur le visage en sueur de l'agonisant.
— Tu vois, Il est là, mon Ami est là. Je savais bien que c'était la grande clameur de ma vie qui te cachait, ô mon Créateur. Maintenant que le jour baisse, je te vois. Tu es là.
La chambre achevait de se remplir.
Les arrivants s'asseyaient silencieusement. Puis la maison s'emplit aussi, et les gens s'assirent dans les ruelles avoisinantes. De toutes parts, on accourut. Le village entier ne fut plus bientôt qu'une immense assemblée d'hommes assis et silencieux.
— Maître, emmène-moi, ne me laisse pas ici, chuchotait le fou, en berçant l'agonisant d'un lent mouvement de son buste.
— Mon Dieu, je te remercie... de cette grâce que tu me fais... de me soutenir de ta présence... de m'emplir ainsi que tu fais maintenant, avant même que je meure.
— Chut... tais-toi. Mais tais-toi donc, on t'écoute, dit le fou en lui mettant brutalement la main à la bouche.
En même temps, il tournait autour de lui un regard empli de larmes, comme pour s'assurer que nul n'avait entendu.
Aucune personne de l'assistance, pas même le chef des Diallobé, accroupi contre le maître et plongé dans la prière, n'osait intervenir pour écarter le fou.
Soudain, le maître se raidit, prononça le nom de Dieu puis, lentement, parut se relâcher. Le fou le déposa à terre, sortit sans un regard à personne, et s'en alla.
Alors, au-dehors, le grand tabala 5 funèbre retentit. Le village silencieux sut que le maître avait cessé de vivre.
Nul ne vit le fou à l'enterrement. Il ne reparut que le lendemain, calme et rasséréné, niant que le maître fût mort et refusant néanmoins d'aller lui rendre visite à sa demeure, comme il le faisait quotidiennement.
Quand, peu de temps après, Samba Diallo revint, le fou attendit, pour lui rendre visite, que les délégations venues de tout les pays fussent passées. Il arriva seul et trouva Samba Diallo étendu sur un lit de rotin, dans la cour de la demeure du chef, entouré des membres de sa famille. Il s'arrêta à quelques pas, regarda longuement Samba Diallo qu'il voyait pour la première fois, puis arriva jusqu'à lui et s'assit à terre.
— Maître des Diallobé, te voilà revenu ? C'est bien.
L'on rit autour d'eux.
— Mais non, je ne suis pas le maître des Diallobé, je suis Samba Diallo.
— Non, dit le fou. Tu es le maître des Diallobé.
Il embrassa la main de Samba Diallo.
— On n'y peut rien, dit le chef en souriant. Samba Diallo retira sa main qu'il avait sentie
humide. Il releva la tête baissée du fou, et vit qu'il pleurait.
— Il est comme cela depuis la mort du maître, dit le chef. Il pleure tout le temps.
Samba Diallo caressa la tête du petit homme assis à terre.
— Je viens du pays des Blancs, lui dit-il. Il paraît que tu y as été. Comment était-ce alors ?
Il y eut une lueur passionnée dans le regard du fou.
— C'est vrai ? Tu veux que je te dise ?
— Oui, dis-moi.
— Maître, ils n'ont plus de corps, ils n'ont plus de chair. Ils ont été mangés par les objets. Pour se mouvoir, ils chaussent leurs corps de grands objets rapides. Pour se nourrir, ils mettent entre leurs mains et leur bouche des objets en fer... C'est vrai ! ajouta-t-il soudain, se tournant d'un air agressif vers l'assistance, comme si on l'avait contredit.
— C'est bien vrai, dit Samba Diallo, pensivement.
Le fou, rasséréné, le regarda en souriant.

L'aventure ambiguë de Cheikh Ahmadou KaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant