La rencontre

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Gabriel se balade sur le pont, un soir de septembre, accompagné d'une chaude et légère brise qui lui caresse le cou. Il marche d'un pas lent et détendu à la fois, les mains dans les poches trouées de son pantalon de fortune.

Le ciel est parsemé d'étoiles camouflées de petits nuages gris. Tout est calme sauf les petites gouttes qui piquent vers le sol. Les passants portent pratiquement tous un parapluie, mais pas Gabriel, pas lui. Être mouillé ne lui fait rien, il se fiche bien d'avoir les semelles boueuses ou l'habit humide. Il marche et rien ne peut le détourner de son but, enfin si c'en est un.

Il erre, ne fait que ça. Il a tout perdu, plus rien ne le retient, il n'a pas de chez lui. Il n'a pas non plus d'endroit où manger ni même dormir. Il n'a pas quatre sous dans son bagage. Il n'est pas très sociable, il n'aime pas vraiment tenir une conversation. Pourtant, il se pose beaucoup de questions sur les autres et sur le monde qui l'entoure.

Il compare chaque être humain à une étoile et se crée son système solaire avec une personne inconnue en son milieu. Ce sont là ses uniques pensées et sa seule capacité de réflexion qui le font tenir. Dans ce monde abrupt, rares sont ses distractions.

Il avait d'abord pensé que ses parents se trouvaient au centre de ce vaste univers, mais la vie n'avait pas été clémente envers eux. Ils étaient morts quelques années avant le début de la guerre.

Après cet incident, il avait perdu toute raison de vivre. Il était horriblement seul. Personne ne lui prêtait attention, même lui se négligeait, comme s'il n'existait plus. Puis il rencontra Martin, un ami sur qui compter. C'était le seul qui avait fait preuve d'affection depuis longtemps et qui lui avait tendu la main. Gabriel était très renfermé sur lui-même, mais Martin lui avait redonné le sourire.

Des années plus tard, alors qu'ils n'avaient que dix-sept-ans, ils avaient été enrôlés dans l'armée pour être envoyés sur le front. À ce moment-là, la France allait mal face à l'invasion Allemande. Le gouvernement recrutait des hommes, même les plus jeunes et les moins compétents. Ils ne pensaient pas qu'ils allaient vivre un si grand cauchemar éveillé, ils voulaient simplement sauver le monde.

Ils s'étaient battus de toutes leurs forces dans des batailles sans merci, contre des soldats aguerris, alors qu'ils n'étaient que des enfants. Gabriel venait d'obtenir son permis de conduire et il était loin de se douter que ça allait le sauver. Il avait été choisi comme conducteur de char car il n'avait pas les capacités d'un soldat de front, il n'était pas assez coriace. C'était aussi un des rares jeunes à se débrouiller aux manettes d'un véhicule. Martin, lui, n'était protégé de rien, ni par un ange gardien, ni par une carcasse de métal. Son poste l'exposait à la violence des batailles, seul son casque le défendait des balles.

Il n'avait pas survécu, il était mort en jeune soldat, combattant fièrement pour son pays. Gabriel n'avait appris sa mort que trois jours plus tard, trois jours trop tard. Le jour où l'armistice avait été signée, il avait succombé à un combat qu'il n'était pas obligé de livrer.

Cette nouvelle l'a transformé. Alors qu'il s'était ouvert au monde depuis la mort de ses parents, qu'il était devenu joyeux et téméraire, la disparition de son ami l'a renfermé. Il n'a plus jamais parlé à personne et s'est exilé.

Après les combats, il a atteint la vingtaine. Il est voué à lui-même dans un monde sans pitié. La guerre l'a détruit, il ne compte maintenant que sur lui. Il ne fait confiance à personne et personne ne lui fait confiance. Mais il s'en fiche. Il est libre.

Il pense à Martin et à ses parents tous les jours, sans arrêt. Il n'est plus le jeune insouciant qu'il était, seul son corps se déplace à présent en cherchant son étoile. Il s'arrête sur la barrière du pont, il contemple les immenses boules de feu qui lui paraissent toutes petites de là où il est. Il refait son système dans sa tête, mais il ne connaît toujours pas la personne autour de laquelle il gravite. Il ignore si un jour, il la trouvera. Pour le moment il est seul, mais il s'en fiche, il est libre.

Quand il revient à lui, la petite averse s'est arrêtée. Il ne se soucie pas de ses besoins ni même d'où il va dormir. En réalité, il ne s'intéresse pas à lui, il se laisse trainer par la vie.

Son habit est troué et usé par le temps. Il porte une petite veste en similicuir patinée et rappée qu'il a trouvée dans une poubelle. Son pantalon a vécu, tout comme ses chaussures, décollées et trouées. Sa moustache hirsute, qui n'a pas été rasée depuis longtemps, freine les gouttes qui lui tombent de ses épais sourcils. Il ne compte plus les jours où il n'a pas pris de douche, où ses mains n'ont pas frotté de savon. Il n'a rien pour plaire, il en est conscient, il pourrait même dégouter certains passants. Personne ne le connait, personne ne fait attention à lui. Mais il s'en fiche, il est libre.

Il se remet à penser, absorbé par le ciel qui se dégage lentement. Alors qu'il est ailleurs, quelque chose lui frôle la jambe. Il se retourne et voit une femme, de dos, qui passe à côté de lui. Elle est blonde, mince, pas très grande, elle porte un sac à main. Il pense que c'est sans doute ça qu'il a senti. Elle marche d'un pas rapide, sur ses talons, en prenant bien soin de ne pas émettre le moindre son. Il la regarde, elle a l'air belle. L'espace d'un instant, il fait abstraction de sa dégaine de zombie et s'imagine pouvoir aller lui parler.

Gabriel est rêveur, mais pas courageux. Il a trop peur de sa réaction s'il allait lui causer de la pluie et du beau temps. Même si plus rien ne peut le briser plus que ce qu'il est aujourd'hui, il ne se voit pas aller importuner une jeune fille aussi belle. Elle l'enverrait surement se faire voir, qu'un vagabond ose venir lui adresser la parole. Pourtant, il imagine quand même qu'elle puisse se retourner, qu'il puisse contempler son visage, son corps et sa voix. Il se crée une deuxième vie dans sa tête et imagine tout cela en moins d'une seconde.

Il est sorti de son rêve par une odeur. Jamais il n'a senti un pareil parfum. C'est une senteur de bonbon, enfantine mais tellement mature à la fois, douce comme une guimauve qui fond sous la langue. Ses narines vivent l'invivable. Il est paralysé. Il reste planté là, plusieurs minutes, l'air idiot, la bouche ouverte et les yeux fermés. Il aimerait tant en savoir plus sur cette jeune fille. Il espère qu'un jour, il pourra retrouver cet incroyable sentiment de flottaison totale. Il se croit au paradis, il est libre.

Quand il quitte cet état de transe, il n'a plus aucune notion du temps, il ne sait même pas ce qu'il fait là. Il regarde autour de lui. Il n'est pas paniqué, au contraire. Il est plus calme que jamais. Alors qu'il balaie l'horizon pour reprendre ses esprits, il voit quelque chose par terre alors il se baisse pour le ramasser.

C'est à première vue un portefeuille mouillé. Il l'ouvre et découvre trois billets dans la poche extérieure. Gabriel a beau être pauvre, ce n'est pas un voleur. Il ouvre tous les compartiments dans l'espoir de trouver à qui appartient cet étui.

En ouvrant l'une des poches, un peu à l'écart des autres, il tombe sur un morceau de papier qui semble être une carte d'identité. Ses doigts sont engourdis par le froid mais cela ne l'arrête pas. Il la sort puis la tourne et découvre un visage admirable.

C'est une fille, elle est blonde, le visage clair et le teint éclatant. Elle a un petit nez, des tâches de rousseurs et un infime grain de beauté sur la joue droite. Elle est née le vingt-quatre mai mille-neuf-cent-vingt-quatre, un an de moins que lui. Il observe son visage, en particulier ses petits yeux ronds. Il regarde son nom, elle s'appelle Camille Martin.

L'émotion qui lui vient n'est autre que de la tristesse. Il repense à lui, à la guerre, à ce qu'il a enduré pendant cinq ans. Les terrifiantes images lui sautent au visage. Il se revoit pointer son fusil sur un innocent, encore plus jeune que lui. Une larme s'échappe de son œil et laisse place à l'ouragan. Il n'a pas pleuré depuis que Martin est mort, ça lui fait du bien. Il évacue toute sa tristesse et ce vide qu'il a depuis emmagasiné.

Il lève les yeux au ciel. Ce n'est pas un hasard, se dit-il. Il essuie ses larmes, en vérifiant que personne ne l'ait vu pleurer. Il a trouvé, il a un but maintenant. Il n'errera plus, il la retrouvera, coûte que coûte. Ce n'est pas une personne comme une autre, non.

Il a désormais trouvé lecentre de son système.


Nouvelle écrite le 12/10/2020

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Pour me comprendre - Recueil de textes & de nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant