Les adolescents

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— Présenteeeeeeeeeeeezzz armes !
Les cinq soldats du peloton s'exécutèrent simultanément dans un bruit sec en trois temps.

— En jouuuuuuuuue...
La glotte d'Enzo effectua son dernier aller-retour, l'un des plus amples de sa courte vie.

— ... Feu !
Le corps s'écroula.

— Rechargeeeeeeeez armes !

Il y en avait dix comme cela aujourd'hui : Léa, Thomas, Lucas, Manon, Théo, Océane, Antoine, Dylan, Chloé, et Alex.
Tous avaient entre treize et dix-sept ans. Tous présentaient leur premier bouton d'acné.
C'était la règle. Un chtar ? Au peloton !

Cette méthode faisait partie de l'effort national pour la suppression de l'adolescence. Jugée nuisible et dangereuse, cette période de la vie avait créé le consensus : présentant en plus une fâcheuse tendance à l'allongement, il fallait l'éradiquer dans l'œuf.Il n'était un secret pour personne que les adultes d'aujourd'hui étaient les adolescents d'hier, mais les adultes d'aujourd'hui possédaient suffisamment de bon sens pour en être sortis. Devoir encore subir cette vision ingrate ou entendre cette bêtise affligeante en 2020 dépassait l'entendement.

Les adultes le voyaient bien : l'époque était dédiée au développement durable, à la politique de proximité, à la protection de l'environnement, des sujets matures qui faisait enfin rentrer le monde dans une ère de sagesse, de réparation, de bienveillance attendue depuis des milliers d'années. L'humanité n'avait pas parcouru toute cette distance pour voir son entreprise de vivre ensemble mise en péril par une vulgaire bande d'adolescents. Consommer bêtement et se moquer de tout, voilà en gros à quoi ils se résumaient. Peut-on franchement espérer sauver le monde avec une troupe comme celle-là à bord ? On dit si bien que les jeunes gâchent la jeunesse qu'il serait temps de remettre de l'ordre dans le corps social, car il était actuellement rempli de pus.

— Feu !
Un autre nuisible en moins.

Quelques années passèrent à ce rythme. Il s'écoula assez de temps pour qu'un nombre conséquent d'adolescents disparaissent des salles de classe. La majorité des professeurs de collège, de lycée et quelques universitaires durent se reconvertir. Il y eut ainsi une recrudescence des maitres d'école et une restructuration de l'école primaire. Toute cette nouvelle main-d'œuvre permettait de mieux suivre le développement des touts petits. L'école primaire devint un modèle d'efficacité et d'épanouissement. Le niveau d'éducation d'un enfant de dix ans valut petit à petit celui d'un jeune de dix-huit ans à l'époque de l'adolescence permise. On se félicita de cette réussite et l'on se permit alors d'expérimenter. Il aurait été dommage de gâcher une génération si prometteuse. On laissa alors de nouveau vivre les adolescents.

Cette nouvelle génération tint toutes ses promesses. Pourquoi n'y avait-on pas pensé plus tôt ? La réforme, initialement temporaire, de la suppression de l'adolescence devint une réussite sans précédent. L'idée s'assimilait à la coupe des mauvaises branches d'un arbre pour en maintenir la vigueur. Responsables, éduqués, affutés, les fruits de cet élagage autorisèrent enfin l'optimisme quant à l'avenir de la civilisation. Les instances politiques se remplirent en peu de temps de nouveaux jeunes talentueux, vifs et sages.

Lorsque ces derniers devinrent assez nombreux, ils adoptèrent, à l'unanimité, le génocide de l'ancienne génération responsable de la précédente décision. Passé un certain âge, cette engeance décrépite démontrait généralement un détachement qu'on aurait trop gentiment taxé de sagesse. Cette prétendue quiétude cachait surtout un mépris des problèmes du monde à venir qui ne les concernaient plus. Devoir subir ce fatalisme malsain, ou entendre ce pessimisme réactionnaire, en 2052, dépassait l'entendement. Le critère cutané ayant fait ses preuves, on réitéra le concept : des fleurs de cimetières sur la peau ? Au peloton !

Quand les jeunes prirent à leur tour de l'âge, horripilés par la bêtise qui se faisait appeler « jeunesse » en ce temps, ils réordonnèrent la suppression de l'adolescence durant quelques années. Cela donna une nouvelle génération prometteuse qui décida à son tour d'occire les vieux... Et ainsi de suite, etc., etc.

Grâce à ce nouveau rythme, la Terre tournait enfin rond. Ses habitants gardaient le meilleur de l'humanité en la purgeant périodiquement des générations jeunes ou vieilles devenues superflues. Ce cercle vertueux avait donné naissance à un nouvel ordre ouroborique non plus représenté par un serpent, mais par une hydre dont les têtes se retrouvaient à la fois dévoreuses et dévorées, dans un vortex cannibale dont on ne se lassait pas d'admirer le ballet.

Solitude interdite et autres histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant