Journal d'un détenu

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6 juin
Cellule de prison. Gris. Mur de pierre lisse tachetée d'aspérité. Ciment morcelé d'éclats de bulles. Vilaine peau mal guérie. Un mur à la surface aussi burinée que l'âme de ceux qu'il a pu loger. Que j'aime cette pierre, profondément et tendrement.

10 juin
Il n'y a qu'un seul jour entre ces quatre murs. Par cet isolement, je me retrouve dans la même dimension que Sade, Wilde, Dostoïevski... Je rejoins tous les prisonniers du passé et j'aime m'identifier aux plus fameux.
Bien que séparé par des siècles, on se retrouve ici à ce carrefour qui ne connait pas le temps. Ces pierres qui m'entourent respirent. Minérales, séculaires, elles abritent tous leurs habitants en un même instant, peu importe l'endroit ou la période. Les cellules grises forment des trous de vers.

11 juin
L'enfermement force l'introspection. Ce n'est finalement plus uniquement les écrivains-prisonniers que je rejoins, mais tous les auteurs qui s'enferment dans une chambre : des confinés volontaires par la nécessité de se mettre à l'ouvrage. Le lieu seul ne constitue pas l'unique pont entre nous : la disposition chimique d'un état solitaire nous rapproche tout autant. Les cellules grises forment des trous de vers.

15 juin
Pourquoi s'arrêter là ? L'écrivain n'est pas le seul à devoir s'enfermer. Plus même qu'un devoir, c'est une condition. Que ce soit en réclusion ou à l'air libre, chacun d'entre eux est un prisonnier. Noyau dans sa membrane plasmique, qu'elle soit de pierre, de verre, de chair, qu'elle soit délibérée ou contrainte, pour tous les noyaux, c'est la même membrane.
Je ne me suis jamais senti autant entouré. Toutes les conditions humaines baignent dans mon œuf. Toutes les conditions humaines sont un même œuf.

16 juin
L'un de mes frères pourrait apparaitre ici à chaque instant. Permuterions-nous de cellule ? Ne s'agit-il pas de la même ? Je crois plutôt qu'elles n'ont tout simplement pas encore fusionné. Nos cellules n'ont pas fusionné. Nos cellules n'ont pas fusionné... encore.

17 juin
Cellule grise et cellules grises. D'abord l'enclos, ensuite les corps.

8 juillet
J'y pense à chaque instant. Il suffit peut-être d'une synchronicité d'esprit entre deux noyaux ? Entre l'un de mes frères du temps et moi ? Je dois penser aux jonctions communicantes de nos cellules en même temps. Peu importe que des siècles nous séparent, peu importe que Sade ait été enfermé en 1783. Il vit un moment en même temps que moi, comme les milliards d'êtres humains qui ont été depuis le commencement des temps. Ces moments où nous vivons, où nous nous disons « je suis », s'empilent les uns au-dessus des autres, pour former un même instant. Il en va de même pour ma propre existence, chacune de ses secondes est superposée les unes sur les autres. Je vis toute ma vie, en même temps.

En même temps. Si le temps est le même pour nous tous, ne reste plus que l'endroit où se retrouver. Et l'endroit est le même : une cellule. Une membrane. Une enclave. Une cloison. Une cage. Une case. Une boite. Une peau. Un terrier. Une tente. Une geôle. Une cabane. Une grotte. Une hutte. Une chambre. Un œuf.

Si je veux être un autre, il suffit ainsi que je le décide, ou si je veux changer de place avec un autre, il suffit de le vouloir. Nos cellules grises forment des trous de vers. Mais je ne peux être le seul à le vouloir. Il faut que l'un de mes frères ait exactement la même pensée... En même temps. Le temps est le même, l'endroit est le même, la pensée, pas encore.

30 juillet
Je ne dois penser qu'à ça. Je ne dois penser qu'à ça. Me donner toutes les chances.
Lui donner toutes les chances, à lui, qui doit prendre conscience. Il lui suffit d'une fois. Je ne dois penser qu'à ça.

15 septembre
La pensée, le moment, l'endroit... Parfaitement identique.

29 septembre
Je ne pense qu'à ça.
Mais, contrairement à ce que je croyais, le temps n'est peut-être pas aussi ramassé sur lui-même, sinon la fusion aurait déjà eu lieu. Non, ses pliures forment des oscillations.

Des espaces vides, aussi petits soient-ils, existent entre chaque répétition de mon mantra. Il oscille à une fréquence différente de celle du temps. Tant que je n'aurai pas réussi à aligner les deux, nos pensées ne pourront jamais se croiser.

Quand cela arrivera, toutes les pensées du monde et de l'histoire se croiseront pour moi, dans le même temps, et dans un même endroit. Celui qui aura eu exactement cette même pensée que moi permettra notre fusion binaire, notre échange, et notre nouvelle division cellulaire. Nos cellules grises formeront le trou de ver.

30 septembre
Mon alter ego ne pourra être qu'un grand esprit. Avoir une pensée si profonde, si claire, si originale... Elle aplatit toute la philosophie et la science en un point évident. Cette idée ne peut être que la clé de voute de l'évolution de la pensée. Toute l'érudition à travers les âges a mené à elle. Je me tiens là au sommet de la pyramide du processus universel. Cette personne avec qui je partagerai ma pensée ne pourra que venir du futur. Même aucun esprit grec n'a pu aller si loin.
Je ne dois plus faire qu'y penser maintenant...

20 décembre
Y penser...

14 février
Y penser...

2 septembre
Y penser...

23 juin
Y penser...

2 janvier
Y penser...

2 décembre
Y penser...

***

Voilà, Monsieur le Directeur, les dernières pages du journal du détenu de la cellule 34.

Nous ne cessons de nous interroger sur la façon dont il a pu s'évader de sa cellule en dix minutes de temps, période qui séparait le passage du dernier gardien à l'avoir vu et le mien. Je n'oublierai jamais le regard de cette sorte de singe qui avait pris sa place dans la cellule, le regard empli d'une curiosité qui n'était pas tout animale et qui glace encore mon sang par sa singularité.

Solitude interdite et autres histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant