219, Vorstadt

62 1 1
                                    

Le canon de mon pistolet était pointé sur la tête du bébé quand j'hésitai pour la première fois.

J'avais passé trente ans à construire cette machine à voyager dans le temps. La quantité d'énergie nécessaire ne lui permettrait jamais de tenir le coup pour une deuxième utilisation. J'avais donc programmé la date : le 23 avril 1889 ; et le lieu : l'auberge Gasthof zum Pommer, le numéro 219 de la Vorstadt à Braunau am Innen en Autriche.

Le petit Adolf me regardait avec ses yeux de nouveau-né vieux de trois jours.

Je n'éprouvais aucune pitié à tuer un bébé. Ses gazouillis d'innocence ne provoquaient d'ailleurs aucun effet en moi. Non, ce qui me paralysait, c'était l'idée même de tuer ce monstre. Il allait engendrer l'une des pires guerres de l'histoire. Il organiserait l'éradication industrielle de tout un groupe de population en se fondant uniquement sur leurs ethnies, leurs religions, leurs couleurs de peau ou leurs sexualités. Ses idées produiraient soixante-dix-millions de morts, et des séquelles qui laisseraient des traces des décennies après, voire des siècles.

J'avais consacré ma vie à mettre un terme à tout cela. Ce qui me paralysait soudainement, c'était la responsabilité. Cette histoire que j'avais connue, que le monde entier avait connue : la Seconde Guerre mondiale, la déportation, les chambres à gaz, la bombe  atomique... Tout ceci fut une horreur, mais cela faisait désormais partie de nous. Le monde tel qu'il existe à mon époque est loin d'être parfait, mais il est. Tout ce qui a découlé de ce conflit du XXe siècle a permis des changements rapides, des prises de conscience vives, fortes, essentielles. Si je tue ce monstre maintenant, une autre histoire aura lieu, mais la Seconde Guerre mondiale, surement inévitable, sera peut-être pire, plus longue, plus incertaine dans son dénouement. Peut-être que cette fois le monde ne s'en relèverait pas. Peut-être que les séquelles deviendraient pires.

Je me rendis compte que, quoi qu'il arrive, la faute m'en incomberait. Je suspectais que, quel que soit le substitut de l'histoire, je deviendrai le nouveau monstre responsable de l'état du monde.

Hitler ne représenterait plus la folie et la plus pure horreur, ce rôle me serait désormais attribué, à moi, pour des générations et des générations.

Je fis la seule chose qu'il y avait à faire : je retournai le pistolet contre moi.

Solitude interdite et autres histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant