ÉLEANA
Un froid pareil ne veut rien dire d'autre. Nous devrions voir de la glace d'ici peu. Je suis à la fois excitée et terrifiée. Serait-ce possible de poser un pied en dehors d'un houseboat ? Est-ce que je verrais ça de mon vivant ? Larbos nous faisait une nouvelle fois le récit de notre arrivée imaginaire :— ... Pas une, pas deux ! Non mes gaillards ! Trois pièces rien qu'à moi. Un palace, comme ceux que l'Arif nous raconte qu'y'avait avant. Tu penses bien qu'on n'en manquera pas d'place. Et encore, imagine-toi ça : ni tour de garde ni tangage. Aha ! Moi, je te dis tout de suite que j'vais pas les explorer les terres. Je vais dormir comme un mort. J'suis pas sûr de jamais m'réveiller !
Si j'ai un peu peur, c'est surtout pour Misha. L'approche des premières glaces ne doit pas ralentir notre avancée. C'est pour ça que l'étrave doit être chauffée et affutée comme la hache d'un dieu de la foudre. Elle doit être prête à trancher les couches superficielles comme l'éclair fend un mât en deux. Le rythme doit être infernal à la Citadelle. J'entends d'ici la cadence des tambours et les comptes céleustiques : un, deux, un, deux, chauffer, aiguiser, chauffer, aiguiser.
MISHA
1, 2, 1, 2... Quand on approche du froid, on se doit de prendre de l'avance. Et d'après les calculs, il y a peu de doute à avoir. 1, 2, 1, 2... C'est pourquoi les hortators crient la cadence pour les aiguiseurs et les maitres du feu. Ce compte est exaltant. 1, 2, 1, 2... Il indique les trop rares approches de l'Hiver, et je ne peux m'empêcher de compter avec eux.Comme je ne peux m'empêcher de compter constamment. Je n'ai jamais autant compté que depuis mon accident... 1 2 3 4 5 6 7 8... Après avoir perdu la mobilité, il me fallut réapprendre... 1 2 3 4 5 6 7 8... Les exercices avec mon corps affaibli devinrent mon quotidien... 1 2 3 4 5 6 7 8... Regagner en force, petit à petit... 1 2 3 4 5 6 7 8... Stimuler mes muscles atrophiés après la noyade et la longue récupération... 1 2 3 4 5 6 7 8... Flexion, extension, tirer sur les bras, pousser sur le sol... 1 2 3 4 5 6 7 8... Ce furent ensuite le nombre de secondes en apnée pour rapprivoiser l'eau... 1 2 3 4 5 6 7 8... Et le nombre de fois qu'il faut tirer les bouts... 1 2 3 4 5 6 7 8... Oser retraverser, de quartier en quartier... 1 2 3 4 5 6 7 8... À partir de là, cela ne s'arrêterait plus, les exercices devenaient un quotidien vital qui m'aidait à regagner mon corps et m'aideraient à le maintenir, aussi longtemps que possible...
1 2 3 4 5 6 7 8... Pour les bras... 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10... Pour les jambes... 1 2 3 4 5 6 7 8...Pour l'équilibre... 1 2 3 4 5 6 7 8 9... D'un côté... 1 2 3 4 5 6 7 8... puis de l'autre... 1 2 3 4 5 6 7 8... puis des pas de plus en plus assurés... 1 2 3 4 5 6 7 8... Je me surprends parfois même à compter quand je suis inactif... 1 2 3 4 5 6 7 8...
Après un lourd accident, on perd l'illusion de l'hypersanté... 1 2 3 4 5 6 7 8... illusion typiquement adolescente que je possédais encore... 1 2 3 4 5 6 7 8... Ce sentiment d'immortalité m'était renforcé par tous ces jeux d'enfants sur les pontons qui me voyaient vainqueur... 1 2 3 4 5 6 7 8... Prendre conscience de la fragilité du corps, du manque total de contrôle sur ses fonctions essentielles, du miracle continuel de son fonctionnement complexe, c'est prendre de l'âge soudainement... 1 2 3 4 5 6 7 8... c'est découvrir tout un monde qui nous était inconnu... 1 2 3 4 5 6 7 8... Perdre le contrôle de son corps, c'est mieux voir celui des autres... 1 2 3 4 5 6 7 8... beau, fonctionnel, indépendant, insouciant... 1 2 3 4 5 6 7 8... Et voir leur corps, c'est déjà mieux les comprendre... 1 2 3 4 5 6 7 8... presque mieux qu'ils ne se comprennent eux-mêmes. Il s'ensuit de l'affection, de la tendresse peut-être, une volonté d'appartenir, de faire partie de ce Tout duquel on voulait tellement se différencier avant. 1 2 3 4 5 6 7 8...
Compter pour revivre, ou vivre tout court. Compter, car on a appris à perdre en distance. Compter, car on a rencontré et qu'on a vu vraiment. Compter, car rien ne se fait en un instant, surtout pas la quête de tout un peuple.
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Solitude interdite et autres histoires
Fiksi Ilmiah« La solitude était illégale dans cette mégalopole du vingt-et-unième siècle. » « Entre le lit et le ventilateur de plafond aux quatre pâles aiguisées lévitait le corps du soldat Damien Sisdey. » « Si nous maintenons cette moyenne de dix-huit nœuds...