Il ne peut lire pour lui-même. Il pense toujours à l'impact qu'un texte a eu sur quelqu'un qui l'a lu avant lui. Cette obsession n'aide pas à la concentration. Il se retrouve toujours à deux devant la page : lui qui découvre le texte, et l'autre qui le connait déjà.
L'autre peut être un ami ou un total inconnu. Il peut même être hypothétique. Il en ressort que ce texte a déjà été lu et qu'il a émulé des pensées et des émotions. Cet aspect lui apparait bien plus intrigant que le contenu en lui-même. Il ingurgite ainsi des kilomètres de lignes sans vraiment les comprendre. Il se concentre trop sur l'état intérieur de tous les fantômes qui survolent chaque phrase. Il est progressivement habité par tous les lecteurs du livre depuis sa parution originale. Le lecteur est alors devenu pluriel et ils s'accordent à tout ce qu'ils ressentent.
Dans cet état de transe, tous les esprits se retrouvent en un corps. L'exercice est épuisant. Par sa maitrise accrue, il a pu explorer tous les chefs-d'œuvre de la littérature ou les pages plus triviales des grands succès populaires modernes. Il a de fait exploré des milliards d'âmes, de toutes les époques confondues.
Le long de cette aventure, notre lecteur se rend compte qu'il n'arrive plus à isoler une pensée. Une quête finit donc par l'habiter : il lui faut trouver des livres lus par le plus petit nombre. Poussé par ce motif, il visite les bibliothèques les plus obscures. Il farfouille les manuscrits les plus insignifiants. Il plonge dans les comptes d'apothicaire les plus anecdotiques... C'est toujours trop. Il lui faut un écrit qui ne fut lu par personne, pas même par son auteur.
Cette idée le hante et le submerge jusqu'à occuper toutes ses pensées puis la vérité se fait jour : il va s'atteler à la composition d'un livre en écriture automatique. C'est le seul moyen pour devenir, simultanément, auteur et lecteur immédiat d'une œuvre originale.
Il se retrouvait pour la première fois face à lui-même, seul, face à la page.
Sa femme de ménage le retrouva le lendemain matin inanimé et défiguré : il avait des cheveux blancs dressés sur un crâne de pierre et un visage émacié de squelette, balafré par un rictus d'effroi.
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Solitude interdite et autres histoires
Ciencia Ficción« La solitude était illégale dans cette mégalopole du vingt-et-unième siècle. » « Entre le lit et le ventilateur de plafond aux quatre pâles aiguisées lévitait le corps du soldat Damien Sisdey. » « Si nous maintenons cette moyenne de dix-huit nœuds...