Zapping

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« ...La hausse risque de se tempérer dans la matinée... »

Alyx était devant son ordinateur, le dos à la télévision.

« ...Passant en dessous des dix points cinq... »

Elle avait allumé le poste pour l'éclairage poisseux qu'il lui procurait dans la nuit.

« ...Le souffle sur la tendance des derniers jours tend à... »

Elle se moquait bien de ce qui s'y racontait. Quelques mots égrenés ici et là lui parvenaient, entre deux flots de pensées, jusque dans sa conscience. Ils auraient aussi bien pu provenir du point bourse que de la météo, pensa-t-elle. On retrouvait le même vocabulaire, le même isolement au sein d'un journal, la même gesticulation d'un homme devant un écran vert, le même assujettissement à la théorie du chaos... Il lui semblait continuer la même chose maintenant. De récents évènements avaient détraqué sa routine pour engouffrer sa vie dans une confusion insensée. Elle s'excita devant son écran pour tenter de remettre de l'ordre, si ce n'est à sa vie, au moins au monde qui l'entoure. L'ennui, c'est qu'elle ne comprenait plus ce qu'elle avait sous les yeux. Des lignes de code ? Mais de quoi ? Des formules, des conditions, des avalanches de booléens jusqu'à l'en faire vomir...
Autant d'informations censées se répondre les unes les autres et sur lesquels elle n'arrivait plus à avoir de prise. En sueur, elle se trouvait dans l'un de ces états rares, mais puissants où plus rien n'avait de sens. Une concentration descendue à zéro. Un état de débilité profonde. Une incompréhension et un oubli des concepts les plus simples.

Elle avait à cet instant précis de la pure bouillie dans la tête. Elle ne comprenait pas, ne voulait pas se sentir comme cela, mais elle ne pouvait rien faire contre. Elle regardait la télécommande posée à côté de son clavier. Elle s'interrogea sur cet objet étrange, sur l'agencement subjectif dans lequel avaient été placées les touches, sur ces couleurs supposées indiquer des fonctionnalités variées, sur cette forme plastique qui s'imposait avec une évidence ergonomique qu'elle n'avait pas choisie. Elle appuya sur l'une des excroissances caoutchouteuses. La chaine changea et, toujours dans son dos, elle entendit :

« ...L'avocat général avait requis une peine de principe, la thèse de la légitime défense n'étant pas parfaitement établie pour la troisième... »

Elle appuya à nouveau sur la télécommande :

« ...vous. Vos mouvements. Votre technique. Devenez un champion. C'est vous contre le reste du monde... »

Encore :

« ...Encore qu'j'avais des sentiments pour lui... »

Elle zappe :

« ...Et vous, lieutenant Bertolucci, vous en pensez quoi ? »

Zappe :

« ...L'embarcadère d'Abdel-kader... »

Zappe :

« ...Suspends à ses lèvres... »

Zappe :

« ...Trente-et-un-millions de... »

Zappe :

« ...Transsexuels... »

Zappe :

« ...Appliqués à la lettre... »

Ça y est ! Elle retrouvait le cheminement qui l'avait mené à son ordinateur. Elle concoctait l'algorithme dont elle avait besoin. Son logiciel était connecté à la télévision. Il filtrerait à la source les centaines et les centaines de chaines qui se diffusaient sur le câble et à travers les ondes hertziennes. Le programme analyserait tout ce qui se dit avec une demi-seconde d'avance sur la diffusion. Cela lui permettrait de zapper automatiquement d'une chaine à l'autre afin de construire en direct un discours en patchwork. Ce mash-up réalisé en live donnerait finalement du sens à ces logorrhées interminables. En piratant les réseaux de son immeuble d'abord, puis de son quartier, puis de toutes les connexions numériques environnantes, Alyx pourrait prendre contrôle de tous les écrans de la région, voire plus. Elle forcerait alors tous ces décérébrés avachis à regarder son zapping. Fascinés par ces images mouvantes, ces bovins n'auraient d'autre choix que d'écouter le discours qui se construirait sous leurs yeux.

Alyx comptait bien leur faire entendre une chose qu'ils ne connaissaient pas : un livre. Elle comptait lancer une mission de culturalisation de masse, mettre à profit ces heures passées devant la télévision pour faire entendre des chefs-d'œuvre de la littérature à ces cerveaux disponibles, qu'ils le veuillent ou non.

L'entreprise commença un jeudi.

Son voisin du dessous Jérémy, comme des milliers de téléspectateurs, eut ainsi la surprise de voir Bart Simpson, Jean-Luc Reichmann, des dinosaures qui parlent, des starlettes trop maquillées, Elizabeth Borne, une nounou d'enfer, le Marsupilami, mille-et-un personnages de publicités et encore des centaines de visages se prêter à un grandiose cadavre exquis pour réciter Les Yeux jaunes des crocodiles, de Katherine Pancol.

Oui, l'ennui, c'est qu'Alyx avait mauvais gouts.

Solitude interdite et autres histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant