Fantoccini

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Fantoccini répétait son geste une nouvelle fois. Pour la combientième fois ? Difficile à dire. Il avait perdu le compte. Il avait été sculpté pour la représentation et s'y adonnait sans questionnement, sans rébellion. Il reproduisait ses mêmes pantomimes tous les jours devant son public tel un Sisyphe de bois. Il ne pensait même plus à ses mouvements. Ils étaient vidés de sens. Il survolait ses jours dans l'hébétude du clochard. Il assistait à son quotidien monotone avec tout le recul que sa condition de marionnette lui permettait.

Un soir, après un spectacle, une marionnette à gaine le rejoignit sur la scène vide, et lui tint ces compliments :

— Monsieur, permettez-moi de vous remercier pour toute la magie que vous répandez dans nos cœurs. Vos mouvements sont aussi mystérieux qu'inspirants.

Fantoccini ne comprenait pas bien cet engouement pour la chorégraphie qu'il perpétuait jusqu'à l'absurde.
« Magie ? » « Mystère ? » « Inspiration ? » La petite marionnette s'expliqua :

— En tant que Guignol, je sais qu'une main d'homme m'anime de l'intérieur. Mon
animation et mon souffle ont une origine qui ne m'est pas inconnue. Mais quand je vois une marionnette à fils comme vous, le mystère s'empare de moi. D'où vient votre mouvement ? Et si vous étiez libre ? Ces fils qui montent vers le ciel ne sont peut-être qu'un artifice. Et j'ai l'espoir qu'aucun homme ne décide de votre vivacité.

« Fils ? », « Ciels ? » Fantoccini ne comprenait toujours pas.

Le Guignol se rendit alors compte que Fantoccini était sculpté de telle manière qu'il ne pouvait pas lever la tête : il n'avait probablement jamais pu observer au-dessus de lui.

— Je comprends, mon pauvre ami, votre infortune. Cette scène est donc votre réalité.
Eh bien, sachez que dans tous les décors, l'illusion s'arrête généralement au plafond. Et le vôtre n'échappe pas à cette règle. Il est ouvert vers l'inconnu. Permettez-moi...

Le Guignol s'approcha, prit délicatement la tête de Fantoccini entre ses mains et l'aida à la lever. Ce dernier découvrit alors le vide qui le surplombait. La nuit était ouverte et vaste, tachetée d'étoiles et ponctuée par une pleine lune lumineuse. Des fils partaient de ses membres pour plonger au plus profond du ciel, jusqu'à disparaitre dans le noir juste au-dessus de lui. Il trembla devant l'immensité. Il comprenait que ses gestes qui jalonnaient son existence mécanique avaient peut-être une origine. Il demanda sans plus réfléchir au petit pantin de monter sur son épaule pour maintenir sa tête vers le haut. Son nouvel ami s'accrocha solidement. Fantoccini attrapa alors ses fils et se hissa à la force de ses bras de tilleul. Il commença une ascension vers l'inconnu et il s'éleva au-dessus du théâtre, puis au-dessus de la ville. Il monta encore et encore pour passer la troposphère, la stratosphère, la mésosphère, la thermosphère et l'exosphère. Il s'enfonça dans l'opacité de l'espace, il frôla des planètes. Il vit défiler les étoiles. Il grimpait toujours plus haut jusqu'à rouler sur la tranche de l'Écu de Sobieski. Il s'enivra du parfum de la Chevelure de Bérénice. Il avala la poussière céleste du bras d'Orion. Il trancha le cubitus de Persée pour s'échapper de la Voie lactée...

Il finit par s'engloutir dans la matière noire de l'univers. Il continua inlassablement de tirer sur ces fils qui l'emmenaient toujours plus loin dans sa quête.

On raconte que Fantoccini et Guignol continuent à ce jour leur voyage. Les chorégraphies terrestres de la marionnette avaient laissé place à un effort continuel et tout aussi répétitif qui tirait sur ses bras, mais il faisait briller dans ses yeux un reflet unique et trop longtemps disparu.

Solitude interdite et autres histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant