La data survola la banlieue de Cincinnati à partir de huit heures du matin ce mardi.
Grande masse molle et aqueuse, elle flottait à plus de cinquante kilomètres par heure. Sa taille était telle qu'il faudrait néanmoins plus de quatre jours à son ombre pour libérer la ville.
— Papa ! Papa ! Regarde, la data ! s'écria José en courant dans le petit jardin entouré de grillages qui le séparait des terrains mitoyens.
Le père ne prit même pas la peine de lever la tête. José, lui, était encore en âge de s'en étonner :
— Tu crois que je pourrais y aller un jour ?
Armando ne lui répondit toujours pas. Son fiston était peut-être trop petit pour comprendre que personne n'y allait vraiment. Il était peut-être trop petit pour comprendre que lui, son père, avait refusé le numérique, et qu'il n'existait donc pas aux yeux de la data.
La mère du petit était par contre fiévreusement opposée à cette idée. Elle vivait séparément, dans la modernité et elle contribuait à la data avec félicité. Quand il était chez elle, le petit surfait insatiablement sur le web et utilisait son portable avec avidité. Elle le laissait faire autant que possible, et elle l'encourageait même à passer plus de temps devant les écrans : plus il les utilisait et plus il nourrissait la data. Au moins, une forte trace numérique du petit José subsistera à la terre, se disait-elle fièrement.
La Terre allait mourir dans quelques années, et les humains n'avaient pas réussi à conquérir l'espace assez vite pour envoyer des colonies salvatrices aux quatre coins de la galaxie. La promesse de pérennisation passait donc par la data, une bulle de données humaines nourries de toutes nos interactions numériques. Cette bulle, une fois suffisamment nourrie, irait voguer dans l'espace comme une nouvelle terre spirituelle.
En attendant l'envol, ce protozoaire géant continuait ses multiples tours du globe en scandant ses formules :
« La data sonde sans questionner »
« La data est juste, car elle est aveugle »
« La data est vraie, car elle est factuelle »
« La data précède les désirs du sondé »
« La data parle pour le monde dans un langage neutre »
Quelques millions d'années plus tard, une intelligence quelconque tomba sur une grande masse molle et aqueuse qui voguait dans l'espace. Ils en tirèrent des données avec la même fascination que les hommes qui pointèrent leurs lampes sur les murs de Lascaux.
Ils découvrirent une incroyable civilisation, une civilisation tellement avancée qu'elle s'était débarrassée de la subjectivité, de la sélectivité, et des biais idéologiques. Cette civilisation incroyablement juste avait su réduire à néant les rapports de force et de domination pour rester constamment factuelle. Cette civilisation tellement assurée de son organisation avait aboli le risque et l'incertitude. Cette civilisation était si parfaitement harmonisée, enfin, que tout pouvait se prêter au calcul et à la prédiction avec une évidence qui ne semblait pas flétrie par de communs désirs individuels.
Gouverner une telle civilisation devait être si aisé, si évident que l'intelligence quelconque ne pouvait que ressentir un certain complexe d'infériorité.
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Solitude interdite et autres histoires
Ciencia Ficción« La solitude était illégale dans cette mégalopole du vingt-et-unième siècle. » « Entre le lit et le ventilateur de plafond aux quatre pâles aiguisées lévitait le corps du soldat Damien Sisdey. » « Si nous maintenons cette moyenne de dix-huit nœuds...