9. Princesse, février 1828

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Demeure Thimonnier

Quand son père était encore chef de barque, toute la famille naviguait avec lui les mbana à fond plat le long du fleuve Sénégal. Les larges rives laissaient voir des paysages à l'infini, parsemés de l'or des sables, du bronze de la terre et de l'émeraude des arbres. Princesse inspire profondément en espérant sentir les couleurs de ses souvenirs. Sa famille appartenait à la caste des Woudé, les artisans du cuir, mais ses membres se prêtaient au jeu des envahisseurs, comme la plupart des wolofs de Sénégambie. C'était la garantie d'une place dans l'empire laurasien via leur colonie de Saint-Louis, en échange de quelques traditions parfois ignorées, voire bafouées.

— Bouge-toi un peu, il est déjà midi.

Princesse sursaute et rattrape de justesse le vase qu'elle tenait machinalement entre ses mains.

Perdue dans ses pensées, elle n'a pas entendu Crime arriver. Avec elle, le ton du vieil homme demeure sec, toutefois sans méchanceté. Il a raison, une fois Mister Barty levé, les préparatifs se compliqueront. Le maître a toujours des idées farfelues et des avis sur tout, ils ne parviennent jamais à se montrer efficaces quand il est dans leurs pattes. En particulier quand ils reçoivent du monde. Et ce soir, c'est le grand soir.

Les anciens affirmaient qu'on appliquait simplement la « teranga », l'accueil respectueux des étrangers, et qu'on faisait fi du « jom », le courage et l'honneur des wolofs. Les plus anciens des anciens, eux, protestaient que les djinns aient pris le pouvoir sur la terre et que les wolofs aux rites oubliés leur aient laissé le passage. Pour déchirer nos familles et nous éparpiller aux quatre coins de l'Empire.

Princesse frotte les carreaux avec une énergie retrouvée. Aujourd'hui, elle compte s'investir pour redorer le salon. Le maître attend cette soirée depuis si longtemps. Déjà un an qu'il dépense tout son argent en esclaves et autres « ameublements » en préparation de l'arrivée de ses deux misses. Avec ses allergies, Mister Barty constitue un véritable paradoxe – tout comme cet horrible pays, d'ailleurs. Le chauffage, les transports, les machines, même les divertissements fonctionnent au charbon. Les maisons et les gens se couvrent de poussière noire, et pourtant, tout doit demeurer brillant de propreté. En permanence. Peut-être est-ce là la réelle justification des Règles de Races : fournir le charbon à la sueur du front des esclaves... pour ensuite le retirer avec cette même sueur.

Princesse essuie sur son tablier marron ses mains devenues moites. Elle entreprend de ranger un peu au hasard les livres qui s'empilent sur la table basse – quelques lettres s'en échappent, puis des dessins. Une figure particulièrement bien réalisée représentant un cube attire sa curiosité. Elle se refuse cependant à la regarder de plus près et dépose la feuille sur une pile de papiers à destination du bureau du maître. Elle ne compte pas s'immiscer dans les affaires de Mister Barty. Elle ne compte pas rester longtemps ici. Elle a d'autres plans.

Crime se montre encore plus énergique que d'habitude. Il adore « bien faire son métier », comme il dit. Pour Princesse c'est différent, elle a du mal à se motiver, et Mister Barty ne la réprimande jamais. Elle n'a pas été formée aux mêmes travaux de maison que Crime ; surtout, elle a été importée dans le Nord beaucoup plus tard que lui. Elle n'était pas assez jeune, mais encore assez belle, alors on lui a enseigné un tout autre « travail », complémentaire au ménage et à la cuisine. Elle ne compte pas se prostituer pour les manufacturiers. Elle ne compte pas rester dans les écrasantes zones occupées du nord de l'empire. Elle a un bateau à prendre... toutefois, pas pour revenir à Saint-Louis. Pas encore, du moins. Pas seule, pas sans lui.

Princesse termine de lustrer les vitres du buffet et délègue le reste du ménage à Crime pour s'atteler au gâteau d'anniversaire de Miss Adélaïde. Autant finir cette pièce délicate avant que Mister Barty ne se lève, s'inquiète Princesse. Elle rajuste le lourd chignon qui enserre ses tresses puis rassemble quelques ingrédients sur la table de la cuisine. Le maître veut toujours une ganache mangue quand elle vient, alors que tout le monde sait bien qu'elle déteste ça... il n'y a que lui-même qui l'aime, ou plutôt qui pense que c'est exotique. Cher, conséquemment.

L'Aimant - Laurasia IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant