Bureau des Inventions Laurasiennes
— Le dossier a été classé sans suite, Mister Thimonnier.
— Comment ça, sans suite ? s'exclame Barty d'une voix outrée, vous m'avez laissé macérer plus d'une heure pour ne me donner aucune nouvelle ?
— Je suis navré, Mister Thimonnier. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, il y a du monde qui attend derrière vous.
Un homme se presse à côté de Barty et à force de coups d'épaule, il finit par lui prendre sa place devant le clerc. Fulminant de rage, le vaporiste le regarde faire, impuissant. Ses yeux le piquent, sa gorge se serre. Sûrement de nouvelles allergies... je dois devenir hypersensible aux cuistres officiels, ou alors aux flapdoodles qui les encerclent. Il rajuste le ruban de son haut-de-forme d'un geste rageur, l'arrachant presque.
La foule gronde près de lui, on se croirait à la bourse au moment de l'ouverture tellement les manufacturiers se montrent impatients de toucher ou de négocier leurs rentes. Les chapeaux s'entrechoquent tandis que les redingotes rivalisent de couleurs. Tous, Barty inclus, sont venus faire la queue dehors à l'aube pour s'assurer d'être reçus. Le bureau était fermé pour les quelques jours de Pâques, alors tout le monde veut des nouvelles des divers investissements entrés sur le marché... et tout le monde en reçoit, apparemment. Sauf moi !
Le jeune homme sent qu'on lui tire la manche. Il se laisse guider jusqu'à une petite alcôve à l'écart des guichets. Là, le bruit se réduit. Alors que son champ de vision se dégage il reconnaît le clerc des archives qui le surveille d'habitude. Barty se raidit, un nœud se crée dans son estomac. Il a peut-être découvert la nature de mes récentes activités ? Ces derniers temps, le vaporiste a fréquenté plus que raisonnablement le réseau souterrain de Léon. Il y a d'ailleurs perdu le peu d'épargne qui lui restait en achetant divers matériaux au marché noir pour tenter de faire fonctionner sa nouvelle machine – en vain. Je n'ai probablement pas été suffisamment discret...
— Mister Thimonnier, chuchote l'employé, j'ai vu votre dossier.
Barty se penche vers lui, suspicieux, néanmoins intrigué. L'homme en gris baisse encore sa voix, lançant des coups d'œil anxieux autour de lui.
— Je ne devrais pas vous transmettre ces informations, mais vous avez toujours été bon avec moi. Et puis, votre litige est des plus étranges, un cas exceptionnel, je n'ai pu m'empêcher de le feuilleter de plus près.
Je ne l'ai jamais traité comme mon inférieur, comprend alors Barty. Il contemple la scène par-dessus l'épaule de l'employé avec un regard nouveau : une horde de manufacturiers surexcités, vociférant sans retenue sur les clercs habillés de gris qui se confondent en excuses et leur passent des bourses pleines de pièces d'or. Je n'avais pas remarqué que les différences s'étaient à ce point creusées... pourtant, Adélaïde m'en a rabâché les oreilles, de cet enfoncement des Règles de Races.
— Mister Thimonnier ?
— Oui, sir... ?
— Mercier, Jared Mercier. Enchanté !
Point à noter : ajouter Mercier du BIL dans mes carnets. L'homme, ravi, lui tend la main. Barty la serre puis se rapproche, sur le ton de la confidence :
— Ils ont annulé toutes mes rentes, c'est ça ? Je suis sur liste noire ?
— Non, Mister Thimonnier, non, non. Ce n'est pas vous, c'est seulement ce dossier-là. Cette invention... Laurasia l'a classée dangereuse pour l'économie.
Barty regarde le clerc sans comprendre. Le pauvre homme rechigne à en dire plus, son visage est torturé par l'indécision. Avec un énième coup d'œil derrière lui, il lance :
— Clause anti-concurrence, Mister Thimonnier. Vous menacez l'industrie du charbon ! Surtout, ne revenez pas quémander ce cas-là. Sinon, c'est vous qui serez classé nuisible... Au revoir, Mister Thimonnier.
L'employé lui jette un regard indécis et lui tend une petite enveloppe. À peine Barty a-t-il enfoui l'objet dans la poche de sa redingote que Mercier prend la fuite et part se fondre dans la masse de costumes gris réfugiée derrière les comptoirs. Mécaniquement, Barty se laisse glisser jusqu'à la sortie, naviguant sans se presser au milieu des corps serrés de ses confrères. Dangereux, mon appareil électrique ? Heureusement, en vendant ses plans au Bureau des Inventions, il a conservé des copies encore plus détaillées – bien que la Charte l'interdise. Après ces histoires avec la machine à coudre à vapeur, il n'était pas près de se faire avoir à nouveau en se faisant voler son idée. Moi qui pensais devoir me battre pour garder mes droits, voilà qu'on me les supprime tout bonnement !
Le jeune homme sort dans la rue et inspire une bouffée d'air frais. Une migraine commence à lui marteler le crâne ; c'est que le bruit et la poussière dégagés par la foule d'inventeurs ne l'ont pas épargné. Il lui reste une petite demi-heure de marche avant d'atteindre la maison, il compte bien profiter de sa balade pour réfléchir un peu. C'est qu'il ne se sent plus vraiment chez lui, ces temps-ci. Dire que j'ai passé des après-midis entières à atermoyer devant ces guichets infernaux !
Au fond de lui, Barty se doutait bien que le gouvernement ne soutiendrait pas ses recherches : même déguisées, Laurasia a flairé leur danger, leur potentiel trop important. Le vaporiste a souligné dans son dossier l'influence de ces réseaux pour améliorer l'éclairage et l'automatisation des machines – d'où la clause de non-concurrence. Cependant, bien que Laurasia ait prétexté une menace sur l'industrie du charbon, Barty sent qu'ils ont surtout anticipé la menace sur l'empire laurasien. La perte de contrôle. L'électricité constitue à coup sûr un déclencheur, une technologie qu'ils veulent garder secrète, l'utiliser à leurs propres fins. D'où cette purge des inventions dont John a si peur... et la surveillance accrue au sein du BIL, avec ces clercs espions...
Subitement, Barty se remémore la mystérieuse enveloppe de ce Mister Mercier. Avisant un banc en fer forgé libre au bord du trottoir manufacturier, il décide de s'asseoir une minute pour en lire le contenu. Une simple feuille de papier pliée lit en grosses lettres manuscrites : « William Sturgeon » puis « Électro-aimant. Bobine. Champ magnétique. En dehors de l'âme, la force magnétique diminue avec la distance, de sorte que les bobines ont un effet important sur de petites distances. ».
Ce clerc aurait-il eu vent de L'Aimant ? Son sang se glace. Pourquoi ces notes ? On n'avait même pas encore atteint la lettre « S » de « Sturgeon »... songe le vaporiste en se remémorant ses dernières séances à la bibliothèque des archives. Il plie et range à nouveau l'enveloppe. Il a l'impression que le papier lui brûlerait les mains s'il le tenait trop longtemps. Un sentiment de malaise lui cloue l'estomac. Que veut ce Mister Mercier ? Barty se lève brusquement et reprend sa marche. Cherche-t-il à me mettre sur une fausse piste... ou à m'aider ?
Les idées pullulent dans sa tête. La magnétique. L'âme. La distance.
Si les dirigeants de BIL avaient connaissance de ses activités du moment, ils le feraient pendre, manufacturier ou non. En attendant, ils ne l'ont pas arrêté, bien au contraire – ils ont coupé ses rentes, mais pas sa progression technique. En lui interdisant de vivre tranquillement des exploitations de ses théories sur l'électricité, ils l'ont poussé à voir plus grand.
L'Aimant est capable de jouer sur le temps, j'en suis persuadé. Le temps, c'est la faille de Laurasia. Il suffit de détraquer le temps pour détraquer l'empire.
Balançant nonchalamment sa canne à ses côtés, Barty se sourit à lui-même. Dangereuse, ma machine électrique ? Ces flapdoodles d'Anglais n'ont encore rien vu !
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L'Aimant - Laurasia I
Science FictionEt si la France perdait la guerre de cent ans, laissant place à un empire mondial ? En 1428, la France perd territoires et légitimité face à l'Angleterre. Alors que ses nuits s'emplissent de cauchemars prophétiques, une jeune femme se laisse entraîn...