Demeure Thimonnier
— La Torche, peux-tu aller ouvrir ? lance Augustine d'une voix stridente.
Décidément, ils ne m'ont pas oubliée bien longtemps, songe Adélaïde, désespérée par cette nouvelle mode des surnoms qui règne dans la maison. Au moins, tout le monde se montre de belle humeur ces temps-ci, il n'y a pas à se plaindre.
La manufacturière se lève, abandonnant son livre sur la pile qui grandit tous les jours sur la table basse. Avec une grimace, elle enjambe les pieds de sa sœur puis ceux de Barty, entrelacés devant le poêle qui gronde de chaleur. Adélaïde croise Princesse dans le couloir et lui effleure le bras avec un sourire. La jeune femme termine de débarrasser les restes d'un déjeuner sans conflit. Tout est vraiment trop calme, songe la manufacturière en ouvrant la porte d'entrée sans même vérifier le judas.
— Miss Thimonnier ?
— Sa sœur. Elle est dans le salon, je peux vous la faire chercher... et vous êtes ?
Trois colosses tout de noir vêtus se serrent sur le pas de la porte. Adélaïde sent son sang se glacer. Augustine a peut-être éveillé l'attention des Instructeur, avec ses séances spirites illégales ? C'est Pâques aujourd'hui, et aucun d'entre eux ne s'est montré au temple. Ils en plaisantaient justement à midi ; tous s'étaient accordés pour expliquer à leurs connaissances des quartiers ouest qu'ils s'étaient engagés à rendre au temple du quartier est, et vice-versa. La supercherie aurait-elle été découverte par l'Instruction ?
Tandis qu'Adélaïde réfléchissait, l'un des colosse s'est approché et a glissé l'une de ses lourdes bottes dans l'entrebâillement de la porte. Sans qu'elle puisse l'empêcher, la porte s'ouvre plus largement. L'un des trois hommes entre sur le palier, les deux autres sur ses talons. Avec un peu de chance, Princesse aura ôté de la table les couverts des esclaves...
— Écartez-vous, s'il vous plait, insiste l'un des hommes.
Sa voix est tout à fait cordiale. Adélaïde le regarde sans comprendre.
L'homme extrait une matraque de sa poche. D'un geste bref, il brise le miroir du vestibule. Le verre se répand par terre dans un torrent d'éclats meurtriers. Bien que les secondes semblent s'écouler plus lentement que d'habitude, Adélaïde n'a toujours pas trouvé le temps de crier, d'alerter Barty, ou même simplement de protester. Tétanisée, elle entend des exclamations dans le salon. Ses oreilles bourdonnent.
Le colosse qui a brisé le miroir la bouscule pour passer dans la cuisine, tandis que les deux autres bifurquent vers le salon. Adélaïde reste plantée dans l'entrée à regarder les trois hommes brutalement fouiller l'étage inférieur de la demeure tandis que Barty et sa sœur se terrent dans un coin.
À peine dix minutes plus tard, le silence revient déjà, encore plus assourdissant que les fracas de meubles et d'objets qui l'ont précédé. Une fois leur mission terminée, les trois hommes sont calmement repartis, comme s'ils venaient de simplement prendre le thé. Le dernier à quitter les lieux a galamment soulevé son chapeau et salué « avec les compliments de votre plus fidèle fournisseur ». Les colosses n'avaient pas l'air d'officiers laurasiens : beaucoup trop efficaces, méthodiques, on sentait que c'était là leur boulot quotidien.
C'est comme si une puissante, mais brève tornade était venue dévaster la maison. Attirée par l'odeur nauséabonde, Adélaïde regarde au sol, où l'huile des lampes à gaz se mêle aux éclats de verre et aux morceaux de pieds de chaises. Le soleil perce au travers d'un rideau déchiré. Aucune fenêtre n'est endommagée. On aurait dit que les colosses avaient voulu garder le massacre discret. Intime.
Adélaïde a enfin rejoint Barty et Augustine dans le salon. Princesse et Hibiscus se sont jointes à eux, alertées par le tapage. Tous les cinq sont campés debout dans une ronde, comme s'ils allaient délibérer d'une solution. En vérité, Adélaïde se serait bien laissée glisser au sol, mais les débris l'en empêchent. Elle se sent honteuse et vidée.
— Pourquoi as-tu autant protesté pour les livres ? Pour tes vieux journaux, pour tes stupides critiques de manuels ? demande Augustine à son époux.
— Pour les distraire... marmonne Adélaïde sans attendre la réponse de Barty.
Ce dernier hoche la tête en ajoutant :
— Ils étaient sûrement commissionnés pour détruire mes œuvres. Autant leur faire croire qu'ils avaient réussi dès la première pièce.
— Ils ne sont pas montés au bureau, acquiesce alors Augustine.
Tous se regardent, et semblent partager les mêmes pensées : ils peuvent s'estimer heureux. Ils s'en sont bien sortis.
Un petit tintement retentit. Adélaïde sursaute. Le silence était devenu si confortable. Elle regarde en direction du bruit avec espoir : le chat manque à l'appel depuis quelques jours déjà. Bien que les évènements récents ne risquent pas de le convaincre de revenir... on ne sait jamais. Cependant, ce n'est que Princesse qui ramasse les débris au sol. Tous la regardent, personne ne bouge d'un pouce pour l'aider.
Adélaïde a l'impression de s'être enivrée. Les bourdonnements occupent toujours ses oreilles, bien qu'affaiblis ; et ses pensées ne sont toujours pas claires. Parfois, Princesse lui fait un peu penser au chat. Tous deux si calmes, pourtant si calculateurs. Indépendants, solitaires, infidèles. On les garde tant qu'ils se rendent utiles. Ou peut-être est-ce plutôt comment Princesse la voit, elle. Au bout de quelques instants, Barty s'exclame :
— J'ai une idée !
Le vaporiste se penche pour attraper Princesse par le bras puis la relève en la faisant virevolter sur les éclats de verre. Quelques tresses s'échappent de son lourd chignon et la jeune femme ne peut s'empêcher de rire, contaminée par la bonne humeur soudaine de Barty. Même Adélaïde sent son cœur s'alléger ; le vaporiste a probablement trouvé une solution à cet enchaînement de catastrophes.
— Arrêtons de ranger. Revêtons tous nos plus beaux atours.
Augustine applaudit en réponse. Adélaïde échange un regard amusé avec Princesse tandis que Barty lace un large ruban vert pomme autour de son haut-de-forme. Le vaporiste essaye toujours vaillamment – ou plutôt naïvement – de tous les mettre sur un pied d'égalité. En vérité, seuls les esclaves à talent peuvent arrêter de ranger, tandis que seuls les manufacturiers peuvent se préparer à sortir. Autres que les tuniques marron règlementaires, il n'y a pas de « beaux atours » possibles pour des esclaves.
VOUS LISEZ
L'Aimant - Laurasia I
Science FictionEt si la France perdait la guerre de cent ans, laissant place à un empire mondial ? En 1428, la France perd territoires et légitimité face à l'Angleterre. Alors que ses nuits s'emplissent de cauchemars prophétiques, une jeune femme se laisse entraîn...