6. Barty, février 1828

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Manoir Fournier

Ayant dû faire demi-tour pour récupérer sa carte d'inventeur oubliée dans la salle des archives, Barty perd une bonne demi-heure avant de pouvoir se présenter au manoir des Fournier. Un complexe mécanisme se déclenche lorsqu'il appuie du doigt sur la sonnette : un son, puis un autre plus aigu résonnent depuis l'intérieur. Une fente se dévoile à hauteur des yeux. Cinq ou six grincements de clés et de verrous divers s'ensuivent. Enfin, la lourde porte s'ouvre. C'est Miss Louise qui l'accueille, une belle jeune fille d'à peine quinze ans. Sa robe rose pâle jure affreusement avec ses joues colorées par la gêne.

— Mister Thimonnier, entrez-donc ! Je suis navrée de devoir vous recevoir moi-même, tous les esclaves sont occupés à nettoyer les dégâts, voyez-vous, la machine a comme... implosé. C'est une horreur.

Les Fournier sont les meilleurs clients de Barty : ce dernier passe chez eux au moins une fois par mois pour réparer la chaudière centrale Harris. Fournier doit être payé une petite fortune pour le travail qu'il effectue pour l'Inquisition Anglicane. Il achète quantité de gadgets à vapeur pour automatiser son salon, reliant à sa centrale vapeur fileuses, harpeuses, copieuses, chauffe-plats, chauffe-pieds... et autres machines dernier cri.

Barty sourit pour mettre Miss Louise à l'aise. Sans succès. La jeune fille, seule avec lui dans le vestibule, rougit violemment alors qu'il s'approche. Elle surprend son regard vers le large décolleté qu'elle aborde, sans savoir qu'il remarquait juste une trace de suie. Le vaporiste triture le ruban de son haut-de-forme, qu'il a ôté en arrivant, sans oser le pendre lui-même.

— Barty, appelez-moi Barty, insiste-t-il comme à chaque visite.

— Oui, Mister Thimonnier. Si vous voulez bien me suivre.

Barty connaît le chemin et distance rapidement Louise pour atteindre le salon. La pièce est richement éclairée d'une dizaine de bougies et d'au moins six lampes à gaz. En effet, c'est une catastrophe : Fournier n'a pas exagéré dans son courrier de ce matin. On dirait mon bureau après une expérience. Les beaux tapis persans ont été ôtés du sol, révélant quelques carreaux calcinés. Les canapés qui encadrent l'organette sont recouverts de grands draps. Sûrement pour prévenir plus de dégâts... et pour dissimuler tâches et brûlures.

Fournier a quitté ses habituels habits d'apparat et porte une chemise sobre, les manches relevées, sans veston. Le maître de maison explique l'incident à Barty – l'explosion, les dégradations, et ses tentatives infructueuses de réparation. Il a l'air découragé. J'espère que les légers tremblements de ses mains sont dus à l'épuisement de l'après-midi et non pas à une fureur contenue. J'aurais dû passer plus tôt, regrette Barty, tout en étalant en retour les raisons de son délai – cette réalisation génialissime en cours, oui, secrète, bien sûr, ses divers clients de la journée, la réunion importante avec les inventeurs de son club, etc. Un beau tissu de mensonges.

Barty ne se charge normalement jamais de travaux de réparations, préférant déléguer à des collègues moins investis. Cependant, cela lui rapporte définitivement plus de venir raccommoder des machines lui-même que la maigre commission touchée après une recommandation de prestataire. Et en ce moment, un sou est un sou, pas question d'ergoter, pense le jeune homme en entreposant ses vêtements dans un coin de la pièce et en se mettant à l'ouvrage. De plus, c'est lui qui a conseillé cette organette à son client – lui-même possède le même modèle et en est très satisfait. La machine à instruments de musique n'a pas l'air en si mauvais état. Par contre, les tuyauteries, oui...

— Vos affaires fonctionnent bien, Mister Thimonnier ? s'enquiert poliment Fournier.

Le riche manufacturier s'est perché sur un coin de la banquette, cherchant manifestement à garder contenance sans pour autant se salir. Barty grommèle en hochant la tête, ce qui semble suffire à engager la conversation. Ce n'est franchement pas le moment, mais il aime s'entendre parler, c'est inclus dans le service pourrait-on dire... Le vaporiste s'accroupit sous la centrale Harris, un boulon entre les dents, les mains déjà noires de charbon. Du coin de l'œil, il observe Miss Louise et deux des esclaves se rapprocher pour épier le monologue du patron.

L'Aimant - Laurasia IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant