West Newcastle
Barty se rapproche du quartier des artisans. Il marche d'un pas vif, son chapeau rabattu sur ses sourcils pour cacher sa mine frustrée. Une invention classée « majeure », tout ça pour quoi ? Ces fripons de weasel sont censés protéger mes œuvres et les faire fructifier, pas enterrer mes années de travail. Tous des forbans ! Il se décale sur le côté pour éviter un groupe de jeunes hommes à l'air particulièrement éméchés. Décidément, les rues ne sont plus très sûres ces derniers temps...
Remué par les propos de John, il avait passé l'après-midi à attendre son tour devant divers guichets officiels. Pour patienter entre deux files, il s'était déniché quelques piles de dossiers à consulter. Par curiosité, il avait jeté un coup d'œil aux automatisations vapeur pour les machines à coudre – son tout premier champ de travail, après tout. Il était tombé sur un ancien collègue à son père : Auguste Ferrand. Ce peigne-cul a fait breveter, à son nom seul, un projet sur lequel il œuvrait avec son père et lui quand il était adolescent. De dépit, Barty envoie un coup de pied dans la clôture en fer-blanc d'une villa qui borde l'accotement et retient une exclamation de douleur. Encore tellement de temps perdu pour une énième visite inutile au Bureau des Inventions Laurasiennes ! Je ne cherche même pas la gloire, juste quelques rentes. Un groupe d'ouvriers le dépasse depuis le trottoir parallèle et il ne peut s'empêcher de songer à Adélaïde, en particulier à cette agression dont elle a été victime. Les travailleurs le regardent d'un drôle d'air et le mettent mal à l'aise. Les manufacturiers ne sont pas bienvenus ici... Barty pénètre enfin dans le quartier des artisans.
Il sait très bien qu'il ne devrait pas traîner dans cette zone. Il faut absolument que la construction – ou plutôt la reproduction – de l'Aimant accélère. Plus il se rapproche de sa destination, plus il regrette d'avoir choisi ses frasques blanches et son haut-de-forme. Sans parler de sa belle redingote en drap vert mélangé... Il ne se fond pas du tout dans la masse. Les filles ne peuvent pas demeurer dans la misère, elles n'ont pas survécu jusqu'à maintenant pour vivre dans des conditions encore pires sous mon toit.
Plus les rues lui paraissent dangereuses, plus son cœur accélère et son cerveau bouillonne d'idées indésirables. Adélaïde qui sort en secret et Augustine qui s'y met aussi – à moins qu'elle ne se soit trouvé un amant, qui sait. Barty l'a vu rentrer en douce hier soir, bien qu'elle ne l'ait pas remarqué. Tous ces secrets ne font que renforcer ce sentiment d'urgence : il faut qu'il termine cette satanée machine... et vite. Le manufacturier sort un mouchoir brodé de la poche de sa redingote pour essuyer la sueur sur son front. L'air lui paraît pourtant frais ce soir : le printemps peine à percer, les jours sont encore courts.
— Nous pourrions tous vivre riches, ou mieux : bouter les Anglais qui nous sucent le sang, marmonne-t-il en enserrant sa précieuse machine dans son poing.
L'objet ne quitte plus que rarement la poche de son pantalon. Mon Aimant.
Le vaporiste pénètre enfin dans une étroite allée et frappe de sa canne quelques coups irréguliers sur le sol au fond de l'impasse. Une trappe s'entrouvre quelques instants plus tard et il entre furtivement, refermant le battant derrière lui.
— Le mot de passe ? demande une voix dans l'obscurité face à lui.
— Trêve de plaisanteries, Moïse ! Il n'y a jamais eu de mot de passe dans ce taudis !
— Barty, mon gars ! Je t'avais pas reconnu. Ça fait si longtemps qu'on t'a pas vu traîner par ici, on pensait que tu étais devenu trop respecta-a-able pour nous fréquenter, nous autres !
Le dénommé Moïse se lève et allume une petite lampe à huile avant de donner l'accolade à Barty. Le vaporiste sent son cœur se réchauffer doucement après les mésaventures qui ont noirci son après-midi. L'homme le dépasse d'une bonne tête et doit courber sa grande silhouette pour ne pas se cogner au plafond du sous-sol qui lui sert de bureau. Avec un large geste et un large sourire, il fait asseoir Barty.
— Sans rire, on a vraiment un mot de passe, maintenant... l'change toutes les semaines, alors à moins que tu comptes revenir souvent, pas la peine que je t'le dise.
— Vous autres... on demande un mot de passe avant de laisser entrer, pas après ! Vous n'êtes qu'une bande de ganaches, complètement incapables de vous en sortir sans moi.
— T'avais qu'à pas nous lâcher, mon gars.
Moïse ouvre un petit cabinet pour en sortir une bouteille de rhum et des verres puis s'installe face au vaporiste. Barty hume le parfum fruité du breuvage, envahi par de lointains souvenirs du réseau et de leurs toutes premières actions pour soutenir certaines professions interdites. Les bras croisés, le chapeau encore perché sur sa tête, Barty observe Moïse avec un air amusé alors que le maître-artisan continue ses explications.
— Enfin bref, t'as d'la chance que ce soit moi qui t'ai laissé entrer, mon gars. Le réseau s'est tellement développé, j'ai aménagé plein de bureaux maintenant. C'lui là c'est mon préféré, évidemment, mais j'y suis pas toujours.
— Et les autres, comment vont-ils ? le questionne Barty, par politesse.
— Ils s'enrichissent, tu vois. Par contre, ils prennent aussi de plus en plus de risques pour échapper aux Laurasiens – on s'targue pas de faire d'résistance, mais quand même, on les ennuie suffisamment pour se récolter quelques représailles symboliques, de plus en plus souvent d'ailleurs...
Moïse s'interrompt, la gorge nouée, avant de déclarer d'une voix rauque :
— On a perdu Lucien.
Les deux hommes trinquent aux succès et aux disparitions. Les dernières rumeurs échangées, le silence s'installe. Moïse brise l'ambiance faussement détendue :
— Barty, t'es venu pour quoi ? C'est jamais une bonne nouvelle quand t'es là.
— Ça va t'étonner, mais je n'ai rien fait sauter, promis. Tu sais bien que j'ai abandonné toutes les actions sabotages aux mains de Joe, je ne compte pas les reprendre, si c'est ça qui t'inquiète.... Je me suis marié, tu sais ?
Le grand Moïse fronce les sourcils et rentre le menton dans une mine dubitative. Face au sérieux de Barty, il finit par éclater de rire.
— Alors ça ! Pauvre fille ! Félicitations, mon gars.
Il lui ressert une rasade de rhum, sans détacher ses yeux de son visage. Il ne me fait plus confiance, réalise Barty, le cœur serré.
— J'ai besoin de ton aide, de votre aide. Il faut que j'entre en contact avec la Guilde des Voleurs.
Moïse laisse échapper un rire nerveux.
— T'es pas sérieux ? J'les connais pas moi, ces rats d'égouts. Tu sais qu'ils sont pas chez nous, on est référencés, nous. On appartient officiellement à la Guilde des Artisans maintenant, tu vois. On a droit au trottoir des travailleurs, on veut pas d'emmerdes.
— Je sais bien où tu veux en venir, mais les Artisans ne suffiront pas pour cette affaire-là, il faut que...
— Dis rien, mon gars, le coupe Moïse, je veux même pas savoir quel type de matériel t'es encore après. Que ce soit pour faire sauter des ponts en acier ou détruire l'économie gouvernementale à coups d'inventions illégales, je préfère pas être dans l'coup !
— Merci, Moïse. Je savais bien que tu saurais m'aider sur ce coup-là, sourit Barty.
Le grand Moïse se lève en tapant sa chaise contre le mur. Après lui avoir offert un long regard noir, il se décide à fouiller dans le faux tiroir de son petit cabinet.
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L'Aimant - Laurasia I
Science FictionEt si la France perdait la guerre de cent ans, laissant place à un empire mondial ? En 1428, la France perd territoires et légitimité face à l'Angleterre. Alors que ses nuits s'emplissent de cauchemars prophétiques, une jeune femme se laisse entraîn...