10. Princesse, février 1828

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— Crime, tu peux ouvrir ? lance Princesse en arrangeant les dernières serviettes brodées.

Elle file dans la cuisine se débarrasser de son vieux tablier souillé. Non pas que ma chemise marron soit plus présentable, elle se rabroue intérieurement. Qu'est-ce qui me prend à jouer la coquette ? Ce n'est pas moi qui fais ma demande en mariage. Miss Adélaïde la met un peu mal à l'aise, avec ses grands yeux charbon toujours alertes. Dans un sens, elle craint que la jeune femme accepte la demande de Barty et que celui-ci la déçoive... et dans un autre, elle aimerait bien la voir emménager ici. Princesse vient se placer dans le vestibule, les mains croisées respectueusement devant elle, les yeux baissés. Elle ne peut s'empêcher de triturer son tablier de ses doigts. Où est Mister Barty ? Espérons qu'il se soit déjà changé... et ne soit pas encore dans son bain.

— Miss Augustine, Miss Adélaïde, c'est un honneur de vous recevoir ! salue cérémonieusement Crime, s'écartant du cadre de la porte avec une courbette.

— Bien le bonsoir, Crime, répond Augustine en esquissant un sourire timide.

L'aînée des deux sœurs pénètre dans le hall et tend son grand chapeau à volants au vieil homme, qui le pend le long du mur.

— Un honneur pour nous que ton honneur ne diminue pas d'un samedi à l'autre, le taquine Adélaïde en entrant à sa suite.

Crime esquisse un sourire gêné, ne sachant que répondre, ni que faire : cette petite sauvage d'Adélaïde est apparemment venue tête nue. À chaque fois, la cadette des deux sœurs s'arrange pour bafouer les conventions.

Princesse prend les devants et entame une modeste conversation mondaine avec les deux sœurs en les guidant vers le salon. Mais que fabrique le maître ? Impossible de les mettre à table sans lui. Princesse indique le bureau d'un signe de la tête à Crime, qui comprend son message et monte les marches deux à deux.

Le salon est transformé. Comme tous les samedis, la pièce se révèle impeccable. Les esclaves ont rétabli l'ordre dans la grande bibliothèque et amassé les divers travaux d'expériences en cours dans le bureau à l'étage. Bien entendu, ils ont nettoyé à fond pour s'assurer que rien ne puisse déclencher ces allergies que le maître trouve si embarrassantes. La vieille table a été recouverte d'une belle nappe brodée de dentelles que Mister Barty a récupérée de sa défunte mère. Ses longs pans de tissus cachent les assises des chaises défraichies. Les serviettes blanches sont assorties, leurs motifs de fleurs concordent avec ceux des assiettes en porcelaine de Sèvres. Princesse hume avec satisfaction l'odeur parfumée des bougies qui a remplacé celle des lampes à gaz. Les chandeliers en métal diffusent déjà une lumière chaude, presque intime.

Princesse fait asseoir les misses sur la banquette près du deuxième poêle et leur sert un peu de bière fraîche. Toutes deux ont mis de jolies robes pour l'occasion, excessivement serrées à la taille, gorge dénudée, et au moins autant de jupons que de volants le long des manches. Miss Adélaïde en a sûrement emprunté une. Elles ont coiffé leurs cheveux auburn avec un nœud de tissu assorti à chaque toilette, laissant échapper de longues mèches ondulées qui lancent des reflets cuivrés. Leurs figures sont assez pâles, surtout celle d'Augustine, et un peu trop minces. Dans le village de Princesse, ça aurait été signe de mauvaise santé ou de pauvreté – ici, c'est différent, l'air fragile des deux sœurs doit séduire bien des hommes. Une fois mariées cependant, elles devront inspirer plus d'esprit maternel et se prouver assez fortes pour porter des enfants.

Debout à côté des élégantes jeunes femmes, Princesse se sent de trop. Elle retient à peine un soupir de soulagement quand Miss Adélaïde prend l'initiative de mettre en route l'organette, tandis qu'Augustine commente les quelques virtuoses en vogue du moment. Princesse tend l'oreille distraitement : elle entend rarement parler des compositions du moment, ce ne sont pas les sujets abordés entre esclaves les jours de marché. La ressemblance entre les deux sœurs s'arrête net dès qu'elles bougent ou qu'elles parlent. L'une est effacée, l'autre précipitée ; l'une est posée, l'autre passionnée.

L'Aimant - Laurasia IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant